A la tête de la quatrième fortune mondiale, 86 milliards de dollars, Warren Buffet passe pour une sorte de devin de la finance, quasi infaillible. Il a effectivement eu le nez creux, fin 2014, quand il a vendu, à la surprise générale, ses 0,9% dans ExxonMobil, alors considéré comme un fleuron absolu de Wall Street. Depuis, le titre Berkshire Hathaway, la très florissante société d’investissements de Buffet, a vu sa valeur enfler de 65%. De quoi faire rêver ceux qui sont restés collés avec les actions de l’entreprise d’Irving, dans la banlieue de Dallas, qui, elles, ont littéralement fondu, passant de 80 dollars à moins de 40. Un sacré coup de pompe !
Fruit de l’union, en 1999, de la première et de la troisième majors américaines – issues toutes deux du démantèlement de la Standard Oil de John D. Rockefeller en 1911 – ExxonMobil avait toutes les apparences d’un monstre indestructible. La firme texane pompe 4 millions d’équivalents barils par jour (y compris le gaz) de l’Alaska au Brésil en passant par la Papouasie Nouvelle Guinée et l’Angola, 60% de plus que Total. Elle exploite 45 raffineries (dont deux en France), 35 sites pétrochimiques (numéro 2 mondial des polymères, la base des plastiques) et plus de 40.000 stations Esso (300 sous licence dans l’hexagone).
Un géant, oui, mais aux pieds d’argile. Son chiffre d’affaires et ses résultats nets ont été divisés par deux entre 2014 et 2019. Le dernier exercice s'est conclu par les premières pertes de son histoire (au moins 2 milliards de dollars) et la mise à pied de 11.000 salariés, soit 15% des effectifs. Le résultat d’une stratégie arrogante qui interroge. Face à la chute persistante des cours depuis cinq ans et aux inquiétudes croissantes vis-à-vis du réchauffement climatiques, ExxonMobil s’entête à investir dans le tout pétrole. La concurrence, elle, au moins tente de se diversifier et de se préparer à un inéluctable recul de l’or noir.
La chute d’ExxonMobil est celle d’une multinationale hors norme. «Sa valeur en Bourse, au-delà de 400 milliards de dollars, fut un temps l’égale du PIB de Taiwan ou de la Pologne, c’était devenue une sorte d’entreprise-Etat qui n’avait à rendre de comptes qu’à elle-même», considère Steve Coll, auteur de «Private Empire», ouvrage référence sur le pétrolier publié en 2012. Il y décrit une sorte de Compagnie des Indes du XXe siècle qui investit dans des pays sans réelles relations diplomatiques avec les États-Unis (Tchad, Guinée Équatoriale) et qui, pour protéger ses installations, va jusqu’à financer en partie les troupes qui matent des rébellions indépendantistes (Delta du Niger, presqu’île d’Aceh en Indonésie). Une organisation où règne une discipline quasi militaire.
Pilier de l’institution, le «Système de gestion de l’intégrité des opérations», une bible qui recense l’ensemble des consignes de sécurité établies après le naufrage de l’ExxonValdez au large de l’Alaska en 1989 et que chaque salarié doit maîtriser. ExxonMobil sort aussi du lot par l’accès de ses dirigeants à la Maison Blanche, surtout quand les Républicains, soutiens traditionnels de «Big Oil», sont dans la place. Lee Raymond, son autocrate P-DG de 1993 à 2005 était un ami de Dick Cheney, le belliqueux vice-président de George Bush. Son successeur Rex Tillerson, lui, a été le premier Secrétaire d’État de Donald Trump.
Cette hyperpuissance se double d’un sens maladif du secret. «Ils restent les héritiers de l’esprit de Rockefeller qui ne songeait qu’à écrabouiller la concurrence», estime Steve Levine, chroniqueur américain réputé de la géopolitique de l’énergie. «ExxonMobil partage le minimum d’informations avec ses confrères, observe, pour sa part, un lobbyiste du secteur. Ainsi, ils ne participent que de très loin aux échanges scientifiques courants dans la profession.» Avec les médias, la distance est encore plus forte. Des clauses de confidentialité interdisent au top managers d’échanger avec la presse, au risque de se voir confisquer leurs stock-options et autres avantages. Lee Raymond ne cachait d’ailleurs pas son dédain pour les journalistes qui, résumait-il, «ne comprennent pas le métier».
La méfiance de l’entreprise vis-à-vis du travail des analystes semble du même acabit. Ainsi, à l’inverse des autres majors, elle n’a jamais confié la répartition géographique précise de ses réserves. La compagnie pétrolière a même usé de tout son poids pour imposer au milieu boursier, dans les années 2000, un indicateur référence, le «retour sur capitaux investis», qui, selon elle, permet de mieux jauger la santé d’une entreprise indépendamment de l’évolution des cours du brut. Manœuvre qui s’est finalement retournée contre son instigateur : après avoir longtemps affiché le meilleur ratio du genre, à près de 20%, ExxonMobil porte aujourd’hui le bonnet d’âne avec un score de 3,4%, selon l’agence Bloomberg. Seul BP fait moins bien.
La fusion avait certes démarré sous les meilleurs auspices. Mobil s’était révélé une bonne affaire grâce à ses concessions de gaz au Qatar. Les cours du brut, avaient régulièrement augmenté sans trop souffrir de la crise de 2008, année où la multinationale afficha des profits phénoménaux de 42 milliards de dollars. Les choses se sont progressivement retournées par la faute de choix stratégiques hasardeux dans la quête de nouvelles réserves.
Un investissement massif de 40 milliards de dollars, en 2009, dans XTO, leader américain du gaz de schiste, n’a jamais pu être récupéré. Une joint-venture avec le russe Rosneft, qui devait exploiter de colossaux gisements offshore dans l’Arctique, a été abandonnée suite à l’annexion de la Crimée par Vladimir Poutine. Autre mauvais calculs, les paris sur les sables bitumineux canadiens. La major et sa filiale Imperial Petroleum y ont misé plus de 8 milliards de dollars dans le gigantesque projet Kearl au nord de l’Alberta. Mais, aujourd’hui ce dernier est presque à l’arrêt car beaucoup trop cher à exploiter.
Ces déconvenues n’ont pourtant pas empêché la compagnie de continuer à investir massivement (encore 30 milliards de dollars en 2019) et à contre-courant du secteur. Certaines fois à bon escient, par exemple, dans des gisements prometteurs au large du Brésil et de la Guyane. Mais son point mort – le cours du brut à partir duquel ses investissements et le versement de dividendes est couvert – est désormais, selon l’agence Bloomberg, proche des 60 dollars, alors que les autres majors l’atteignent entre 45 et 55 dollars. Conséquence, Daren Woods, l’actuel P-DG a annoncé en décembre que la compagnie allait dévaloriser pour 17 à 20 milliards d’actifs. Il s’agit de mettre fin à divers programmes d’exploitation trop peu rentables aux États-Unis (Appalaches, Arkansas, Louisiane…), au Canada et en Argentine. Et, au passage, de faire des économies qui permettront de continuer à servir des dividendes.
ExxonMobil s’est aussi piégé en minimisant systématiquement l’impact du réchauffement climatique. Témoin, les déclarations de Rex Tillerson, son ancien patron qui estimait devoir faire face «à des priorités bien plus pressantes » où que «la question du rôle de l’homme sur le climat reste ouverte». Pas étonnant que la firme soit une cible toute désignée pour les ONG vertes ! Après 2015, plusieurs enquêtes, dont celles du Climate Accountability Institute et de Greenpeace, ont d’ailleurs confirmé que les scientifiques d’Exxon n’ignoraient rien des dangers du réchauffement. Une étude, publiée par l’Université de Columbia, mettant à jour les dissimulations du pétrolier, a même été financée par…les descendants de John D. Rockefeller.
Les dirigeants de la major ont ainsi découvert à leurs dépens que les actionnaires s’inquiétaient aussi de l’écologie. «Si les investisseurs se détournent des pétroliers, c’est parce que les entreprises privilégiant le développement durable semblent plus sûres à terme», insiste-t-on ainsi chez BNP Paris Asset Management. De fait, même le fonds Black Rock, second actionnaire avec 5% des parts, a fait savoir, lors de la dernière assemblée générale, qu’il exigerait à l’avenir qu’ExxonMobil en fasse plus pour réduire son impact sur l’environnement. Quant à l’Église d’Angleterre, elle a demandé à ses ouailles de ne plus investir dans une entreprise aussi polluante.
N’allez pas croire que la compagnie s’amende pour autant. Alors que les majors européennes se disent désormais prêtes à sortir progressivement du pétrole pour réduire leur rejet de CO2 (et pour rassurer leurs actionnaires) notamment en se tournant vers l’électricité renouvelable, ExxonMobil n’entend pour l’heure aucunement se diversifier. «C’est assez ahurissant, on dirait qu’ils ne peuvent pas envisager le moindre recul des hydrocarbures», constate Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre Energie et Climat de l’Institut Français des relations internationales (IFRI).
Explication, le Texan ne croit pas en la vision de BP, et dans une moindre mesure de Shell et Total. Selon le britannique, la consommation d’or noir, qui a baissé d’environ 7% en 2020 à cause du Covid remontera tout au plus dans les années à venir aux alentours de 100 millions de barils jours, le niveau d’avant la crise du Covid pour ensuite commencer à décliner à partir de 2030. A Irving, l’on reste persuadé à l’inverse que l’augmentation de la population mondiale et les besoins croissants en transports pourraient faire monter demande jusqu’à… 130 millions de barils jours entre 2030 et 2040. L’entreprise américaine fait par ailleurs valoir que, dans les dix ans à venir, une batterie de nouvelles technologies permettraient de limiter les émissions de gaz à effet de serre liées à son activité : les bio composant à base d’algues, la captation du carbone sur les sites industriels ou encore les nouveaux procédés de raffinage basés sur la diffusion par membrane plutôt que sur la distillation.
Et si au fonds ExxonMobil misait tout simplement sur un nouveau boom de l’or noir ? Un scénario tout à fait envisageable. Depuis que les cours du brut ont chuté en 2014, les compagnies ont drastiquement coupé dans leurs investissements d’exploration. «On ne sait pas quand, mais le marché va se tendre et le prix du pétrole va remonter, explique ainsi un vieux routier de la profession, convaincu que le positionnement de l’Américain est le bon. Et à ce moment-là, les banquiers et la bourse feront moins les difficiles vis-à-vis des majors.» Un pari risqué et cynique à plusieurs dizaines de milliards de dollars.
Le top 5 des majors du pétrole (chiffre d’affaires 2019 en milliards de dollars)
- Shell (NL-GB) : 352
- BP (GB) : 282
- Exxon-Mobil (USA) : 265
- Total (F) : 176
- Chevron (USA) : 169
Le tandem Trump-Tillerson n'a pas vraiment fonctionné
«Je peux appeler les gens d’ExxonMobil et leur demander de m’envoyer 25 millions de dollars », avait affirmé Donald Trump, pendant sa campagne électorale. Après quoi la compagnie a tenu à préciser : «cette démarche n’a jamais eu lieu». Comme tous les pétroliers américains, l’entreprise d’Irving (Texas) n’a jamais caché sa proximité avec les Républicains – elle leur a fait pour 4,4 millions de dollars de donations depuis 2016, contre 2,4 millions aux Démocrates – mais ses rapports avec le dernier pensionnaire de la Maison Blanche n’ont pas toujours été simples. On s’attendait à ce qu’elle profite de la nomination de Rex Tillerson, son ex-P-DG, comme Secrétaire d’État (le portefeuille des Affaires Étrangères). Mais les deux hommes ne se sont pas entendus.
Contrairement au président, Tillerson ne souhaitait pas sortir des Accord de Paris. Surtout, l’ancien patron reprochait à Trump de ne pas étudier les dossiers. Dès mars 2018, il a poussé son ministre à la démission. ExxonMobil n’est pas parti bredouille avec l’abolition de l’«extraction rule», texte qui obligeait les groupes énergétiques à déclarer les montant versés à des gouvernements étrangers. Quant aux nouvelles facilités offertes à la prospection pétrolière sur le territoire américain, elles n’ont pas servi à grand-chose face à la chute des cours. Joe Biden a d’ailleurs promis de privilégier à nouveau la protection de l’environnement.
Par Magazine Capital
0 Response to "Exxon : la chute du plus arrogant des pétroliers"
Post a Comment