
En novembre dernier, Urs Rohner, le prĂ©sident du conseil dâadministration du CrĂ©dit Suisse, fĂȘtait ses 60 ans dans un restaurant de Zurich. Parmi les nombreux amis, membres de sa famille et associĂ©s prĂ©sents, un seul invitĂ©, selon les hĂŽtes, Ă©tait Noir: Tidjane Thiam, le directeur gĂ©nĂ©ral de la banque.
La soirĂ©e avait pour thĂšme le âStudio 54â, du nom de la cĂ©lĂšbre boĂźte de nuit new-yorkaise, avec des costumes des annĂ©es 1970 et des artistes embauchĂ©s pour lâoccasion. Sous les yeux de M. Thiam, un danseur Noir dĂ©guisĂ© en concierge est montĂ© sur scĂšne et sâest mis Ă balayer le sol en musique. M. Thiam sâest excusĂ© et a quittĂ© la piĂšce. Sa partenaire et un autre couple Ă sa table, dont le directeur gĂ©nĂ©ral du groupe pharmaceutique britannique GSK, lâont suivi.
Lorsquâils sont revenus peu aprĂšs, une autre surprise les attendait. Plusieurs amis de M. Rohner interprĂ©taient leur propre numĂ©ro musical pour lequel ils sâĂ©taient affublĂ©s de perruques afro. (M. Rohner a refusĂ© de commenter ces Ă©vĂ©nements, qui ont Ă©tĂ© relatĂ©s par trois invitĂ©s.)
Pour M. Thiam, aujourdâhui ĂągĂ© de 58 ans, cette fĂȘte Ă©tait bien Ă lâimage de multiples incidents douloureux qui ont marquĂ© ses cinq annĂ©es Ă la tĂȘte du CrĂ©dit Suisse. Il Ă©tait le seul Noir Ă occuper les hautes sphĂšres du secteur bancaire. Quâils soient proprement choquants ou simplement troublants, la plupart des incidents dĂ©rivaient de tensions liĂ©es au fait quâil Ă©tait Noir dans une industrie, et une ville, Ă prĂ©dominance blanche.
M. Thiam, grand polyglotte rĂ©servĂ© Ă lunettes, a accompli la tĂąche pour laquelle il avait Ă©tĂ© embauchĂ© : aprĂšs un long dĂ©clin, le CrĂ©dit Suisse est redevenu rentable. Mais il a Ă©tĂ© obligĂ© de se battre sans cesse pour ĂȘtre acceptĂ© et respectĂ©, aussi bien au sein de la banque que plus largement en Suisse. Lors dâune assemblĂ©e dâactionnaires, son origine et son expĂ©rience ont Ă©tĂ© dĂ©nigrĂ©es comme relevant du âtiers-mondeâ. Un de ses subordonnĂ©s a achetĂ© la maison voisine de la sienne, plus haute et possĂ©dant une vue plongeante sur les fenĂȘtres de M. Thiam. La presse de Zurich lui reprochait de ne pas avoir lâair assez suisse.

Le nombre de directeurs gĂ©nĂ©raux Noirs au plus haut niveau du secteur bancaire est maintenant retombĂ© Ă zĂ©ro. En fĂ©vrier, le conseil dâadministration du CrĂ©dit Suisse a forcĂ© M. Thiam Ă dĂ©missionner en raison dâun embarrassant scandale dâespionnage qui a Ă©clatĂ© sous sa direction. Quand le numĂ©ro 2 de M. Thiam a avouĂ© avoir ordonnĂ© Ă des enquĂȘteurs dâespionner des employĂ©s, le directeur gĂ©nĂ©ral sâest trouvĂ© peu dâalliĂ©s, et aucun levier pour survivre dans lâentreprise.
Son Ă©viction a attirĂ© remarquablement peu dâattention en dehors de Zurich. Elle avait lieu plusieurs mois avant une prise de conscience mondiale de lâexistence de biais systĂ©miques, et Ă des milliers de kilomĂštres de Wall Street. Mais des entretiens avec onze proches collaborateurs de M. Thiam au CrĂ©dit Suisse, ainsi que cinq autres contacts proches â clients, amis, membres de sa famille et investisseurs â suggĂšrent que la couleur de sa peau a Ă©tĂ© un facteur omniprĂ©sent tout au long de son mandatqui a aussi contribuĂ© Ă crĂ©er les conditions dâun dĂ©part dâune rapiditĂ© stupĂ©fiante.
Quâil sâagisse de racisme, de xĂ©nophobie ou de toute autre forme dâintolĂ©rance, une chose est claire: en Suisse, M. Thiam nâa jamais cessĂ© dâĂȘtre perçu comme quelquâun qui nây avait pas sa place.
AprĂšs sa dĂ©mission, M. Thiam a organisĂ© une confĂ©rence de presse au siĂšge de la banque. âA chaque seconde, jâai fait du mieux que jâai puâ, a-t-il dĂ©clarĂ©. âJe suis qui je suis. Je ne peux pas changer qui je suis.â
âReprocher Ă quelquâun dâĂȘtre qui il est, câest lâessence de lâinjusticeâ, a-t-il ajoutĂ©.
âLe plus important dans la vie, câest de ne pas mourirâ
Tidjane Thiam est nĂ© en CĂŽte dâIvoire au sein dâune famille de lâĂ©lite politique dont un membre avait menĂ©, avec succĂšs, le pays vers lâindĂ©pendance vis-Ă -vis de la France en 1960, devenant son premier prĂ©sident. Un autre a Ă©tĂ© Premier ministre du SĂ©nĂ©gal.
Benjamin dâune fratrie de sept enfants, M. Thiam a Ă©tĂ© Ă©levĂ© dans la religion musulmane. Sa mĂšre, Marietou, ne savait pas Ă©crire mais Ă©levait ses enfants dans un esprit perfectionniste. âĂtre galant, respecter le personnel de maison Ă notre service â lĂ -dessus, elle Ă©tait impitoyable â ne pas mentir, ĂȘtre ponctuel, ne pas dire de gros mots, faire preuve de solidaritĂ©â, se rappelle Yamousso Thiam, la plus jeune des soeurs de M. Thiam, lors dâun entretien.
Leur pĂšre, Amadou, a Ă©tĂ© journaliste, ministre, et ambassadeur au Maroc. Quand M. Thiam Ă©tait encore nourisson, Amadou fut incarcĂ©rĂ© pendant trois ans pour complot contre le gouvernement ivoirien. Ces allĂ©gations ont Ă©tĂ© invalidĂ©es par la suite. Les enfants Thiam se souviendraient longtemps de cette injustice, ainsi que de la leçon apprise par leur pĂšre lorsquâil a Ă©chappĂ© Ă une tentative de coup dâEtat en 1971 avec une blessure par balle Ă la main. âLe plus important dans la vieâ, plaisantait Amadou, âcâest de ne pas mourirâ.
Ă six ans, comme M. Thiam ne montrait aucun intĂ©rĂȘt pour lâĂ©cole, lâun de ses frĂšres demanda au prĂ©sident ivoirien dâintervenir. Celui-ci convoqua M. Thiam et ses parents pour vertement les rĂ©primander. âJe mâen souviens comme si câĂ©tait hierâ, raconte M. Thiam dans une interview de 2015. âIl y avait une sorte de tribunal de famille, oĂč il y a eu une mise en accusation: âIl faut quâil aille Ă lâĂ©cole. LâĂ©poque des princes africains illettrĂ©s et des rois fainĂ©ants, câest fini!ââ.
M. Thiam excella rapidement, et en 1984, devint le premier Ivoirien diplĂŽmĂ© de la prestigieuse Ăcole Polytechnique de Paris. Il obtint ensuite un diplĂŽme dâingĂ©nieur et une maĂźtrise en administration des affaires, travailla Ă la Banque mondiale, puis au bureau parisien de la sociĂ©tĂ© de conseil McKinsey.
En 1994, M. Thiam revint en CĂŽte dâIvoire et sâengagea dans le service public. Quelques annĂ©es plus tard, il Ă©tait promu ministre du Plan et du DĂ©veloppement â mais quand un coup dâĂ©tat militaire renversa le prĂ©sident, il refusa un rĂŽle au sein du nouveau gouvernement, et, craignant pour sa vie, retourna en Europe et vers le secteur privĂ©.
Il dirigea ensuite les opĂ©rations europĂ©ennes de lâassureur britannique Aviva et, en 2009, fut nommĂ© directeur gĂ©nĂ©ral des services financiers de la firme britannique Prudential â la premiĂšre personne Noire Ă diriger lâune des 100 plus grandes sociĂ©tĂ©s de la Bourse de Londres. Sous son mandat, les bĂ©nĂ©fices de Prudential doublĂšrent et le cours de lâaction tripla. Un prĂ©sentateur de la BBC dĂ©crivit M. Thiam comme Ă©tant âmontĂ© en flĂšche au sein dâinstitutions de haut vol grĂące Ă un cocktail enivrant dâintelligence cristalline, dâambition pĂ©tillante et dâune bonne dose de charmeâ.
M. Rohner, prĂ©sident du CrĂ©dit Suisse, avait Ă©voquĂ© avec M. Thiam la possibilitĂ© quâil dirige la banque en 2014. M. Thiam Ă©tait sceptique, dĂ©clara-t-il plus tard au magazine Euromoney : câĂ©tait un rĂŽle intimidant, et il nâĂ©tait pas sĂ»r que la banque veuille sĂ©rieusement lâembaucher. (Plus tĂŽt dans sa carriĂšre, il avait dit Ă un chasseur de tĂȘtes quâil ne se dĂ©placerait pas pour un entretien dâembauche si lâemployeur ne savait pas quâil Ă©tait âNoir, africain, francophone et quâil mesurait 1,93mâ.) Il insista pour avoir de longues discussions avec M. Rohmer avant dâaccepter le poste.
âLe prĂ©sident me dit quâon a eu 19 entretiensâ, M. Thiam avait dit Ă Euromoney. âJâai dâailleurs dit non deux fois.â
âSe rabaisser au niveau du tiers-mondeâ
A lâĂ©poque, le CrĂ©dit Suisse connaissait un profond marasme. Plusieurs annĂ©es aprĂšs la crise financiĂšre, la banque Ă©tait encore fortement tributaire de stratĂ©gies boursiĂšres coĂ»teuses, et son dĂ©partement de gestion de fortune Ă©tait Ă la traĂźne de son grand rival Ă Zurich, UBS. Le cours des actions stagnait et les investisseurs sâimpatientaient. Ă lâannonce de lâembauche de M. Thiam, en mars 2015, les actions de CrĂ©dit Suisse grimpĂšrent de 7%.
Son plan de restructuration comprenait des milliers de licenciements et la rĂ©duction du volume des ventes et des Ă©changes. Beaucoup dâemployĂ©s craignaient pour leur emploi. Mais câest un cadre quâil avait lui-mĂȘme promu qui a fait vivre Ă M. Thiam lâune de ses premiĂšres expĂ©riences dĂ©concertantes en Suisse.
Pour renforcer les activitĂ©s de gestion de fortune privĂ©e du Credit Suisse, il avait fait appel Ă Iqbal Khan, 39 ans, nĂ© au Pakistan mais arrivĂ© en Suisse Ă lâenfance. Un jour, fin 2015, les deux hommes discutaient de stratĂ©gie, selon des personnes au fait de lâincident, quand M. Khan annonça quâil avait achetĂ© la maison voisine de celle de M. Thiam, Ă Herrliberg, une banlieue cossue avec vue sur le lac de Zurich. M. Thiam demanda Ă M. Khan sâil Ă©tait sĂ©rieux. M. Khan rĂ©pondit que oui.
Plus tard, M. Thiam expliqua Ă des amis et Ă des collĂšgues que la nouvelle le perturbait. Farouchement discret, il Ă©tait en pleine procĂ©dure de divorce, et se mĂ©fiait quâun subordonnĂ© ait une vue plongeante sur sa propriĂ©tĂ©. En tant que PDG, il nâapprĂ©ciait pas dâĂȘtre littĂ©ralement vu de haut.

M. Thiam sâefforçait dâembrasser la sociĂ©tĂ© de Zurich. Il a rendu visite Ă des chefs dâentreprise suisses, participĂ© Ă des tables rondes organisĂ©es par la presse suisse, et a pris part Ă un festival de printemps en tenue traditionnelle suisse : un chapeau de style napolĂ©onien et une cape bleue marine assortie. Mais trĂšs vite, on sâirrita de certains des aspects de son mode de vie. Le CrĂ©dit Suisse faisant montre de rĂ©duction de coĂ»ts, la presse suisse se mit Ă dĂ©tailler les vols en premiĂšre classe et les sĂ©jours en suite prĂ©sidentielle de M. Thiam. Une chronique lâaccusa de prendre lâhĂ©licoptĂšre pour se rendre Ă des Ă©vĂšnements et de voyager avec un entourage, le surnommant âle Roi Thiamâ.
Dans un pays quasi synonyme de richesse â patrie du compte bancaire suisse et de la montre-bracelet Ă six chiffres â un tel anti-Ă©litisme est difficile Ă comprendre. Les expatriĂ©s qui y travaillent depuis longtemps disent que les Suisses ont une forte aversion pour lâĂ©talage public de richesse et voient ceux qui sây livrent comme des Ă©trangers. Un milliardaire Ă©tranger, qui ne souhaite pas ĂȘtre nommĂ©, dit avoir banni toute voiture de luxe de sa flotte dâentreprise.
Dâautres ont Ă©tĂ© plus directs pour qualifier M. Thiam de piĂšce rapportĂ©e. Lors de lâassemblĂ©e annuelle des investisseurs du CrĂ©dit Suisse en 2016, Ingeborg Ginsberg, actionnaire de 94 ans et survivante de lâHolocauste, avait mis en cause lâorigine de M. Thiam.
âLa banque sâappelle Suisse â CrĂ©dit Suisseâ, a-t-elle dĂ©clarĂ©, en allemand. Et citant Brady Dougan, le prĂ©dĂ©cesseur amĂ©ricain de M. Thiam, elle a ajoutĂ© : âJe lui ai demandĂ© lâannĂ©e derniĂšre sâil nâavait pas un conflit dâintĂ©rĂȘt. Je pose la mĂȘme question Ă M. Thiam, sâil peut me comprendre : Nâa-t-il pas un conflit dâintĂ©rĂȘt? Je lâai entendu parler du tiers-monde â est-ce vraiment ça que nous voulons? Quâune bonne et solide banque suisse se rabaisse au niveau du tiers-monde ?â
M. Thiam et M. Rohner, assis cĂŽte Ă cĂŽte sur lâestrade, Ă©taient clairement choquĂ©s.
M. Rohner a interrompu lâactionnaire. âVous ne devriez pas faire de telles accusations, sans dĂ©claration, dans cette salleâ, a-t-il dit. âNous ne choisissons pas toujours des Ă©trangers, nous choisissons toujours le meilleur homme pour ce poste, et cet homme, nous lâavons trouvĂ©.â
Une impression de: Vous avez fait le ménage, maintenant partez

En 2018, les affaires du CrĂ©dit Suisse sâĂ©taient considĂ©rablement amĂ©liorĂ©es. La banque Ă©tait de nouveau solidement rentable, et la division de la gestion de fortune surpassait UBS dans certains domaines. M. Thiam avait rĂ©solu des problĂšmes juridiques qui prĂ©cĂ©daient son mandat, rĂ©glant une importante affaire de justice amĂ©ricaine pour un montant infĂ©rieur Ă ce que le CrĂ©dit Suisse avait prĂ©vu. Euromoney lâa nommĂ© banquier de lâannĂ©e.
M. Thiam Ă©tait dĂ©sormais bien connu Ă Zurich. Des passants sur la Bahnhofstrasse, la rue commerçante de la ville, lui serraient parfois la main, ou lui demandaient de poser pour des selfies. Lâattention quâon lui portait paraissait souvent anodine, mais ses collaborateurs de lâĂ©poque disent que cette exposition constante lâĂ©puisait.
Dans une ville comme Zurich, de 400 000 habitants et Ă prĂ©dominance blanche, sa position de pouvoir et sa couleur de peau le faisaient dĂ©tonner. M. Thiam avait renoncĂ© Ă prendre sa Porsche Cayenne pour se rendre Ă son bureau de peur que la moindre altercation avec un autre automobiliste, mĂȘme pour une place de parking, ne dĂ©clenche un incident mĂ©diatique. Dans le tramway, ses fils adultes Ă©taient souvent les seuls passagers Noirs â et les premiers Ă ĂȘtre contrĂŽlĂ©s. Leur simple arrivĂ©e dans une boĂźte de nuit locale pouvait alimenter les ragots. M. Thiam se sentait observĂ© au microscope ; quand sa soeur a voulu lui faire une visite surprise, un employĂ© dâhĂŽtel trop zĂ©lĂ©, voyant sa rĂ©servation, en a fait part au secrĂ©tariat de M. Thiam. La surprise Ă©tait gĂąchĂ©e.
Ă un autre moment, lors dâun voyage dâaffaires de Zurich Ă GenĂšve, un employĂ© des douanes lâa retenu en exigeant de voir son passeport, malgrĂ© les protestations de M. Thiam que ce voyage se faisait en Suisse. Il a fini par montrer le document en question et on lui a permis de quitter lâaĂ©roport, mais il a demandĂ© Ă un employĂ© de dĂ©poser une plainte officielle dĂ©nonçant lâincident. (Chacun de ces incidents a Ă©tĂ© corroborrĂ© par plusieurs personnes.)
Les choses commençaient Ă©galement Ă se gĂąter au CrĂ©dit Suisse. Le bilan de la banque sâamĂ©liorait mais les actions baissaient, pĂ©nalisĂ©es par des Ă©missions que M Thiam jugeait nĂ©cessaires pour renforcer les rĂ©serves en capital. Il confiait Ă des associĂ©s se sentir sous-estimĂ© par le conseil dâadministration, dont certains membres lui reprochaient le manque de croissance du CrĂ©dit Suisse en Chine.
En aoĂ»t 2018, une publication financiĂšre locale Ă©crivait que M. Thiam Ă©tait âcĂ©lĂ©brĂ© Ă lâĂ©tranger, mal-aimĂ© en Suisseâ et ajoutait : âEnclin Ă un comportement impĂ©rieux et susceptible face Ă la critique, Thiam a perdu sa maĂźtrise du sens suisse de la proportionnalitĂ©.â Des articles de presse attiraient souvent des commentaires mĂ©prisants. Le lecteur dâun blog de Zurich particuliĂšrement critique le traita de âmarchand de fruitsâ, et ajoutait âRentre chez toi, imbĂ©cile!â. Un autre Ă©crivait: âJâespĂšre quâil envoie son argent chez lui. On pourra classer ça dans la catĂ©gorie de lâaide au dĂ©veloppement.â
M. Thiam disait souvent quâavec son histoire familliale dâaccrochages avec les autoritĂ©s et dâinsurrections militaires, la mauvaise presse et les drames dâentreprises ne lâaffectaient pas. Mais Ă mesure que lâannĂ©e passait, M. Thiam confiait Ă ses associĂ©s sa crainte que le conseil dâadministration ne veuille plus de lui. Leur message tacite, dâaprĂšs lui, Ă©tait : Vous avez fait le mĂ©nage. Maintenant, partez. Câest le schĂ©ma connu du âglass cliffâ (la âfalaise de verreâ) : une tendance quâont les institutions Ă ne placer des femmes et des minoritĂ©s aux postes dirigeants quâen temps de grande difficultĂ©, pour ensuite les Ă©carter.

M. Thiam Ă©tait plus prĂšs du prĂ©cipice quâil ne lâimaginait. DĂ©but 2019, il avait organisĂ© une soirĂ©e Ă son domicile. M. Khan Ă©tait devenu son voisin et M. Thiam avait plantĂ© des arbres pour obstruer la vue. Pendant la fĂȘte, M. Khan a eu une vive discussion avec la compagne de M. Thiam au sujet de cet amĂ©nagement, qui lâa contrariĂ©e. Les deux hommes sont descendus Ă lâĂ©tage infĂ©rieur pour en parler en privĂ©. M. Khan a rapidement quittĂ© les lieux.
Aucun des deux dirigeants ne rĂ©vĂ©lera ce qui sâest prĂ©cisĂ©ment passĂ©. Mais plus tard cette annĂ©e-lĂ , M.Khan a provoquĂ© un sĂ©isme Ă Zurich en passant chez UBS. La gestion de fortune avait Ă©tĂ© ce que M. Thiam avait rĂ©ussi le mieux, et maintenant son directeur vedette partait chez son plus grand concurrent.
Espionnage
Au mois de septembre, M. Khan et son Ă©pouse se rendaient Ă un restaurant de Zurich pour le dĂ©jeuner quand ils ont remarquĂ© quâils Ă©taient suivis. M Khan sâest garĂ© et a confrontĂ© lâhomme en question: câĂ©tait un dĂ©tective de la sociĂ©tĂ© suisse Investigo. Une dispute sâen est suivie, au cours de laquelle, depuis, les deux hommes sâaccusent mutuellement dâagression physique. M. Khan a dĂ©posĂ© plainte. Le CrĂ©dit Suisse et le canton ont tous les deux dĂ©clenchĂ© des enquĂȘtes.
Le âSpygateâ, comme les mĂ©dias suisses lâont nommĂ©, a fait sensation. Au CrĂ©dit Suisse, le directeur des opĂ©rations, Pierre-Olivier BouĂ©e, a avouĂ© avoir commandĂ© cette filature parce quâil soupçonnait M Khan de vouloir dĂ©baucher des employĂ©s. Il a dĂ©missionnĂ©. M. Thiam nie toute connaissance de cet espionnage et a Ă©tĂ© blanchi. Mais M. BouĂ©e nâĂ©tait pas un simple numĂ©ro 2 : il avait suivi M. Thiam de Prudential Ă la banque suisse. Par association, le nom du directeur exĂ©cutif sâest retrouvĂ© profondĂ©ment terni.
Lâincident provoqua une dĂ©bĂącle pour le CrĂ©dit Suisse, une institution source de fiertĂ© nationale. Un contractuel qui avait participĂ© Ă lâembauche dâInvestigo sâest suicidĂ©. M. Rohner a Ă©tĂ© contraint de prĂ©senter des excuses publiques aux Khans et au public suisse.
Dâautres accusations Ă©mergĂšrent rapidement, notamment quâon avait Ă©galement suivi le chef des ressources humaines du CrĂ©dit Suisse. En dĂ©cembre, lâAutoritĂ© fĂ©dĂ©rale de surveillance des marchĂ©s financiers â connue sous le nom de FINMA â a ouvert une enquĂȘte sur le recours par le CrĂ©dit Suisse Ă des enquĂȘteurs pour surveiller ses employĂ©s.
Les répercussions du scandale se sont propagées avec une vitesse remarquable. Le 31 janvier 2020, Bloomberg révélait que M. Rohner cherchait un nouveau directeur exécutif.
Trois actionnaires importants â deux AmĂ©ricains, un Britannique â ont pris publiquement la dĂ©fense de M. Thiam. David Herro, un dirigeant de Harris Associates, un fonds basĂ© Ă Chicago, estimait que lâopposition affichĂ©e Ă M. Thiam avait un motif racial. Sur la chaĂźne de tĂ©lĂ©vision Bloomberg, M. Herro atribuait le conflit Ă âla jalousie de ses adversaires â ou peut-ĂȘtre Ă autre chose puisque M. Thiam a lâair assez diffĂ©rent du banquier suisse typique. Que ce soit lâune ou lâautre de ces raisons, je les trouve extrĂȘmement dĂ©sagrĂ©ablesâ.
Mais M. Thiam avait trop peu de partisans de son cÎté. Il a démissionné le 7 février. Un membre suisse de son équipe a été nommée pour lui succéder.
En tant que directeur exĂ©cutif, M. Thiam Ă©tait tenu responsable de tout au CrĂ©dit Suisse, et lâactivitĂ© de surveillance fut ressentie par tous comme abjecte. Mais la question se pose : un PDG dâune origine diffĂ©rente nâaurait-il pas survĂ©cu? Dâautres dirigeants de banques ont esquivĂ© des scandales bien plus graves.
En 2012, Jamie Dimon, le directeur exĂ©cutif de JPMorgan Chase, nâa pas pu maĂźtriser un trader surnommĂ© âla baleine de Londresâ, qui a fait perdre Ă la banque plus de six milliards de dollars et lui a attirĂ© plus dâun milliard de dollars dâamendes. Tout rĂ©cemment, dans une autre affaire, la banque sâest acquittĂ© de prĂšs dâun milliard de dollars dâamendes pour avoir manipulĂ© illĂ©galement les cours sur les marchĂ©s des mĂ©taux prĂ©cieux et des bons du TrĂ©sor. M. Dimon demeure le PDG avec la plus grande longĂ©vitĂ© Ă Wall Street.

En 2016, dans une affaire Ă©tonnamment similiaire Ă celle du CrĂ©dit Suisse, le directeur exĂ©cutif de Barclays a tentĂ© de dĂ©masquer un lanceur dâalerte, demandant mĂȘme Ă une Ă©quipe de sĂ©curitĂ© interne dâintervenir. Les rĂ©gulateurs britanniques ont condamnĂ© le PDG, James E. Staley, Ă une amende, sans plus de cĂ©rĂ©monie. Par ailleurs, en 2019, on rĂ©vĂ©la que M. Staley avait des liens avec Jeffrey Epstein, lâhomme dâaffaires accusĂ© de trafic sexuel de mineures. Il avait mĂȘme rendu visite Ă M. Epstein pendant son incarcĂ©ration. M. Staley est toujours Ă la tĂȘte de Barclays.
Avant son départ du Crédit Suisse, M. Thiam a pu présenter à la presse ses derniers bilans financiers. Vers la fin de la session de questions-réponses, un journaliste local a pris la parole.
âLa stratĂ©gie Ă©tait bonneâ, a-t-il commencĂ© par affirmer, mais le style âne parlait pas Ă la mentalitĂ© suisse. Voici ma question : Est-ce que ça aurait Ă©tĂ© diffĂ©rent en Angleterre ou dans un autre ââ
âJe suis qui je suisâ, a interrompu M. Thiam. âDe la mĂȘme maniĂšre que je suis nĂ© avec une main droite, je ne peux pas changer le fait que je suis droitier. Si les gens nâaiment pas les droitiers, alors câest un problĂšme. Câest tout ce que je peux dire, parce que je ne peux pas devenir gaucher.â
Des collĂšgues assis prĂšs de lui jurent avoir vu les yeux de M. Thiam briller.

LâenquĂȘte continue
M. Thiam est restĂ© Ă Zurich, dans lâattente dâune entretien formel avec la Finma. CâĂ©tait une pĂ©riode angoissante, disent de proches associĂ©s, car il voulait partir dâurgence au chevet de son fils Bilal, qui Ă©tait hospitalisĂ© Ă Los Angeles pour un cancer. Il y parvint fin avril. Bilal est mort dĂ©but mai, Ă lâĂąge de 24 ans.
Depuis, M. Thiam exerce comme consultant sur la lutte contre lâĂ©pidĂ©mie de coronavirus en Afrique, oĂč il est envoyĂ© spĂ©cial du Fond dâintervention Covid-19 de lâUnion africaine. Il sâest rĂ©engagĂ© en politique en CĂŽte dâIvoire. En aoĂ»t, M. Thiam a alimentĂ© des rumeurs sur une candidature prĂ©sidentielle dans un message vidĂ©o commĂ©morant les 60 ans de lâindĂ©pendance du pays. Un message dans lequel il appelait les Ivoiriens Ă embrasser un esprit ârĂ©conciliĂ© et fraternelâ.
Le 2 septembre, aprĂšs avoir conclu que les filatures du CrĂ©dit Suisse violaient potentiellement âle droit de la surveillanceâ suisse, la Finma a annoncĂ© que lâenquĂȘte passait du stade dâinvestigation Ă celui dâexĂ©cution. LâenquĂȘte allait se concentrer sur la banque elle-mĂȘme, et non sur des individus, selon un porte-parole.
Pour la soeur de M. Thiam, Yamousso, une question subsiste toujours au sujet des Suisses.âJe serais curieuse de savoirâ, dit-elle, âsi aujourdâhui ils auraient lâhonnĂȘtetĂ© dâenfin reconnaĂźtre que voir un « nĂšgre » Ă la tĂȘte de lâune de leur plus prestigieuse entreprise leur a Ă©tĂ© insupportable.â
Angus MacKenzie a contribué à ce reportage depuis Berne, en Suisse. Thomas Rogers et Kitty Bennett ont participé aux recherches pour ce reportage.
Kate Kelly is a reporter in the Business section, where she covers big banks, trading and lending, and the crucial players setting financial policy in both politics and business. She is also the author with Robin Pogrebin of "The Education of Brett Kavanaugh: An Investigation." @katekelly
Source: nytimes.com
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