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Un mandat court et une expulsion brutale pour le seul PDG Noir du secteur bancaire

 Tidjane Thiam 
Tidjane Thiam a fait retrouver la rentabilitĂ© au CrĂ©dit Suisse. Mais aux yeux des Suisses, il est demeurĂ© un Ă©tranger, et un scandale imprĂ©vu l’a fait tomber.

En novembre dernier, Urs Rohner, le prĂ©sident du conseil d’administration du CrĂ©dit Suisse, fĂȘtait ses 60 ans dans un restaurant de Zurich. Parmi les nombreux amis, membres de sa famille et associĂ©s prĂ©sents, un seul invitĂ©, selon les hĂŽtes, Ă©tait Noir: Tidjane Thiam, le directeur gĂ©nĂ©ral de la banque.

La soirĂ©e avait pour thĂšme le ‘Studio 54’, du nom de la cĂ©lĂšbre boĂźte de nuit new-yorkaise, avec des costumes des annĂ©es 1970 et des artistes embauchĂ©s pour l’occasion. Sous les yeux de M. Thiam, un danseur Noir dĂ©guisĂ© en concierge est montĂ© sur scĂšne et s’est mis Ă  balayer le sol en musique. M. Thiam s’est excusĂ© et a quittĂ© la piĂšce. Sa partenaire et un autre couple Ă  sa table, dont le directeur gĂ©nĂ©ral du groupe pharmaceutique britannique GSK, l’ont suivi.

Lorsqu’ils sont revenus peu aprĂšs, une autre surprise les attendait. Plusieurs amis de M. Rohner interprĂ©taient leur propre numĂ©ro musical pour lequel ils s’étaient affublĂ©s de perruques afro. (M. Rohner a refusĂ© de commenter ces Ă©vĂ©nements, qui ont Ă©tĂ© relatĂ©s par trois invitĂ©s.)

Pour M. Thiam, aujourd’hui ĂągĂ© de 58 ans, cette fĂȘte Ă©tait bien Ă  l’image de multiples incidents douloureux qui ont marquĂ© ses cinq annĂ©es Ă  la tĂȘte du CrĂ©dit Suisse. Il Ă©tait le seul Noir Ă  occuper les hautes sphĂšres du secteur bancaire. Qu’ils soient proprement choquants ou simplement troublants, la plupart des incidents dĂ©rivaient de tensions liĂ©es au fait qu’il Ă©tait Noir dans une industrie, et une ville, Ă  prĂ©dominance blanche.

M. Thiam, grand polyglotte rĂ©servĂ© Ă  lunettes, a accompli la tĂąche pour laquelle il avait Ă©tĂ© embauchĂ© : aprĂšs un long dĂ©clin, le CrĂ©dit Suisse est redevenu rentable. Mais il a Ă©tĂ© obligĂ© de se battre sans cesse pour ĂȘtre acceptĂ© et respectĂ©, aussi bien au sein de la banque que plus largement en Suisse. Lors d’une assemblĂ©e d’actionnaires, son origine et son expĂ©rience ont Ă©tĂ© dĂ©nigrĂ©es comme relevant du “tiers-monde”. Un de ses subordonnĂ©s a achetĂ© la maison voisine de la sienne, plus haute et possĂ©dant une vue plongeante sur les fenĂȘtres de M. Thiam. La presse de Zurich lui reprochait de ne pas avoir l’air assez suisse.

ImageTidjane Thiam Ă  Zurich l’annĂ©e derniĂšre lors d’une interview. Ses relations avec la presse suisse Ă©taient inconfortables; un journaliste Ă©crivit qu’il Ă©tait “cĂ©lĂ©brĂ© Ă  l’étranger, mal-aimĂ© en Suisse”.
Credit...Bloomberg

Le nombre de directeurs gĂ©nĂ©raux Noirs au plus haut niveau du secteur bancaire est maintenant retombĂ© Ă  zĂ©ro. En fĂ©vrier, le conseil d’administration du CrĂ©dit Suisse a forcĂ© M. Thiam Ă  dĂ©missionner en raison d’un embarrassant scandale d’espionnage qui a Ă©clatĂ© sous sa direction. Quand le numĂ©ro 2 de M. Thiam a avouĂ© avoir ordonnĂ© Ă  des enquĂȘteurs d’espionner des employĂ©s, le directeur gĂ©nĂ©ral s’est trouvĂ© peu d’alliĂ©s, et aucun levier pour survivre dans l’entreprise.

Son Ă©viction a attirĂ© remarquablement peu d’attention en dehors de Zurich. Elle avait lieu plusieurs mois avant une prise de conscience mondiale de l’existence de biais systĂ©miques, et Ă  des milliers de kilomĂštres de Wall Street. Mais des entretiens avec onze proches collaborateurs de M. Thiam au CrĂ©dit Suisse, ainsi que cinq autres contacts proches — clients, amis, membres de sa famille et investisseurs — suggĂšrent que la couleur de sa peau a Ă©tĂ© un facteur omniprĂ©sent tout au long de son mandatqui a aussi contribuĂ© Ă  crĂ©er les conditions d’un dĂ©part d’une rapiditĂ© stupĂ©fiante.

Qu’il s’agisse de racisme, de xĂ©nophobie ou de toute autre forme d’intolĂ©rance, une chose est claire: en Suisse, M. Thiam n’a jamais cessĂ© d’ĂȘtre perçu comme quelqu’un qui n’y avait pas sa place.

AprĂšs sa dĂ©mission, M. Thiam a organisĂ© une confĂ©rence de presse au siĂšge de la banque. “A chaque seconde, j’ai fait du mieux que j’ai pu”, a-t-il dĂ©clarĂ©. “Je suis qui je suis. Je ne peux pas changer qui je suis.”

“Reprocher Ă  quelqu’un d’ĂȘtre qui il est, c’est l’essence de l’injustice”, a-t-il ajoutĂ©.

Tidjane Thiam est nĂ© en CĂŽte d’Ivoire au sein d’une famille de l’élite politique dont un membre avait menĂ©, avec succĂšs, le pays vers l’indĂ©pendance vis-Ă -vis de la France en 1960, devenant son premier prĂ©sident. Un autre a Ă©tĂ© Premier ministre du SĂ©nĂ©gal.

Benjamin d’une fratrie de sept enfants, M. Thiam a Ă©tĂ© Ă©levĂ© dans la religion musulmane. Sa mĂšre, Marietou, ne savait pas Ă©crire mais Ă©levait ses enfants dans un esprit perfectionniste. “Être galant, respecter le personnel de maison Ă  notre service — lĂ -dessus, elle Ă©tait impitoyable — ne pas mentir, ĂȘtre ponctuel, ne pas dire de gros mots, faire preuve de solidaritĂ©â€, se rappelle Yamousso Thiam, la plus jeune des soeurs de M. Thiam, lors d’un entretien.

Leur pĂšre, Amadou, a Ă©tĂ© journaliste, ministre, et ambassadeur au Maroc. Quand M. Thiam Ă©tait encore nourisson, Amadou fut incarcĂ©rĂ© pendant trois ans pour complot contre le gouvernement ivoirien. Ces allĂ©gations ont Ă©tĂ© invalidĂ©es par la suite. Les enfants Thiam se souviendraient longtemps de cette injustice, ainsi que de la leçon apprise par leur pĂšre lorsqu’il a Ă©chappĂ© Ă  une tentative de coup d’Etat en 1971 avec une blessure par balle Ă  la main. “Le plus important dans la vie”, plaisantait Amadou, “c’est de ne pas mourir”.

À six ans, comme M. Thiam ne montrait aucun intĂ©rĂȘt pour l’école, l’un de ses frĂšres demanda au prĂ©sident ivoirien d’intervenir. Celui-ci convoqua M. Thiam et ses parents pour vertement les rĂ©primander. “Je m’en souviens comme si c’était hier”, raconte M. Thiam dans une interview de 2015. “Il y avait une sorte de tribunal de famille, oĂč il y a eu une mise en accusation: ‘Il faut qu’il aille Ă  l’école. L’époque des princes africains illettrĂ©s et des rois fainĂ©ants, c’est fini!’”.

M. Thiam excella rapidement, et en 1984, devint le premier Ivoirien diplĂŽmĂ© de la prestigieuse École Polytechnique de Paris. Il obtint ensuite un diplĂŽme d’ingĂ©nieur et une maĂźtrise en administration des affaires, travailla Ă  la Banque mondiale, puis au bureau parisien de la sociĂ©tĂ© de conseil McKinsey.

En 1994, M. Thiam revint en CĂŽte d’Ivoire et s’engagea dans le service public. Quelques annĂ©es plus tard, il Ă©tait promu ministre du Plan et du DĂ©veloppement — mais quand un coup d’état militaire renversa le prĂ©sident, il refusa un rĂŽle au sein du nouveau gouvernement, et, craignant pour sa vie, retourna en Europe et vers le secteur privĂ©.

Il dirigea ensuite les opĂ©rations europĂ©ennes de l’assureur britannique Aviva et, en 2009, fut nommĂ© directeur gĂ©nĂ©ral des services financiers de la firme britannique Prudential — la premiĂšre personne Noire Ă  diriger l’une des 100 plus grandes sociĂ©tĂ©s de la Bourse de Londres. Sous son mandat, les bĂ©nĂ©fices de Prudential doublĂšrent et le cours de l’action tripla. Un prĂ©sentateur de la BBC dĂ©crivit M. Thiam comme Ă©tant “montĂ© en flĂšche au sein d’institutions de haut vol grĂące Ă  un cocktail enivrant d’intelligence cristalline, d’ambition pĂ©tillante et d’une bonne dose de charme”.

M. Rohner, prĂ©sident du CrĂ©dit Suisse, avait Ă©voquĂ© avec M. Thiam la possibilitĂ© qu’il dirige la banque en 2014. M. Thiam Ă©tait sceptique, dĂ©clara-t-il plus tard au magazine Euromoney : c’était un rĂŽle intimidant, et il n’était pas sĂ»r que la banque veuille sĂ©rieusement l’embaucher. (Plus tĂŽt dans sa carriĂšre, il avait dit Ă  un chasseur de tĂȘtes qu’il ne se dĂ©placerait pas pour un entretien d’embauche si l’employeur ne savait pas qu’il Ă©tait “Noir, africain, francophone et qu’il mesurait 1,93m”.) Il insista pour avoir de longues discussions avec M. Rohmer avant d’accepter le poste.

“Le prĂ©sident me dit qu’on a eu 19 entretiens”, M. Thiam avait dit Ă  Euromoney. “J’ai d’ailleurs dit non deux fois.”

A l’époque, le CrĂ©dit Suisse connaissait un profond marasme. Plusieurs annĂ©es aprĂšs la crise financiĂšre, la banque Ă©tait encore fortement tributaire de stratĂ©gies boursiĂšres coĂ»teuses, et son dĂ©partement de gestion de fortune Ă©tait Ă  la traĂźne de son grand rival Ă  Zurich, UBS. Le cours des actions stagnait et les investisseurs s’impatientaient. À l’annonce de l’embauche de M. Thiam, en mars 2015, les actions de CrĂ©dit Suisse grimpĂšrent de 7%.

Son plan de restructuration comprenait des milliers de licenciements et la rĂ©duction du volume des ventes et des Ă©changes. Beaucoup d’employĂ©s craignaient pour leur emploi. Mais c’est un cadre qu’il avait lui-mĂȘme promu qui a fait vivre Ă  M. Thiam l’une de ses premiĂšres expĂ©riences dĂ©concertantes en Suisse.

Pour renforcer les activitĂ©s de gestion de fortune privĂ©e du Credit Suisse, il avait fait appel Ă  Iqbal Khan, 39 ans, nĂ© au Pakistan mais arrivĂ© en Suisse Ă  l’enfance. Un jour, fin 2015, les deux hommes discutaient de stratĂ©gie, selon des personnes au fait de l’incident, quand M. Khan annonça qu’il avait achetĂ© la maison voisine de celle de M. Thiam, Ă  Herrliberg, une banlieue cossue avec vue sur le lac de Zurich. M. Thiam demanda Ă  M. Khan s’il Ă©tait sĂ©rieux. M. Khan rĂ©pondit que oui.

Plus tard, M. Thiam expliqua Ă  des amis et Ă  des collĂšgues que la nouvelle le perturbait. Farouchement discret, il Ă©tait en pleine procĂ©dure de divorce, et se mĂ©fiait qu’un subordonnĂ© ait une vue plongeante sur sa propriĂ©tĂ©. En tant que PDG, il n’apprĂ©ciait pas d’ĂȘtre littĂ©ralement vu de haut.

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M.Thia prenant part au cortùge marquant l’avùnement du printemps à Zurich, en avril 2016.
Credit...Arnd Wiegmann/Reuters

M. Thiam s’efforçait d’embrasser la sociĂ©tĂ© de Zurich. Il a rendu visite Ă  des chefs d’entreprise suisses, participĂ© Ă  des tables rondes organisĂ©es par la presse suisse, et a pris part Ă  un festival de printemps en tenue traditionnelle suisse : un chapeau de style napolĂ©onien et une cape bleue marine assortie. Mais trĂšs vite, on s’irrita de certains des aspects de son mode de vie. Le CrĂ©dit Suisse faisant montre de rĂ©duction de coĂ»ts, la presse suisse se mit Ă  dĂ©tailler les vols en premiĂšre classe et les sĂ©jours en suite prĂ©sidentielle de M. Thiam. Une chronique l’accusa de prendre l’hĂ©licoptĂšre pour se rendre Ă  des Ă©vĂšnements et de voyager avec un entourage, le surnommant “le Roi Thiam”.

Dans un pays quasi synonyme de richesse — patrie du compte bancaire suisse et de la montre-bracelet Ă  six chiffres — un tel anti-Ă©litisme est difficile Ă  comprendre. Les expatriĂ©s qui y travaillent depuis longtemps disent que les Suisses ont une forte aversion pour l’étalage public de richesse et voient ceux qui s’y livrent comme des Ă©trangers. Un milliardaire Ă©tranger, qui ne souhaite pas ĂȘtre nommĂ©, dit avoir banni toute voiture de luxe de sa flotte d’entreprise.

D’autres ont Ă©tĂ© plus directs pour qualifier M. Thiam de piĂšce rapportĂ©e. Lors de l’assemblĂ©e annuelle des investisseurs du CrĂ©dit Suisse en 2016, Ingeborg Ginsberg, actionnaire de 94 ans et survivante de l’Holocauste, avait mis en cause l’origine de M. Thiam.

“La banque s’appelle Suisse — CrĂ©dit Suisse”, a-t-elle dĂ©clarĂ©, en allemand. Et citant Brady Dougan, le prĂ©dĂ©cesseur amĂ©ricain de M. Thiam, elle a ajoutĂ© : “Je lui ai demandĂ© l’annĂ©e derniĂšre s’il n’avait pas un conflit d’intĂ©rĂȘt. Je pose la mĂȘme question Ă  M. Thiam, s’il peut me comprendre : N’a-t-il pas un conflit d’intĂ©rĂȘt? Je l’ai entendu parler du tiers-monde — est-ce vraiment ça que nous voulons? Qu’une bonne et solide banque suisse se rabaisse au niveau du tiers-monde ?”

M. Thiam et M. Rohner, assis cĂŽte Ă  cĂŽte sur l’estrade, Ă©taient clairement choquĂ©s.

M. Rohner a interrompu l’actionnaire. “Vous ne devriez pas faire de telles accusations, sans dĂ©claration, dans cette salle”, a-t-il dit. “Nous ne choisissons pas toujours des Ă©trangers, nous choisissons toujours le meilleur homme pour ce poste, et cet homme, nous l’avons trouvĂ©.”

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Credit Suisse, qui stagnait quand Mr. Thiam fut nommé directeur général a renoué avec les profits sous sa houlette.
Credit...Bloomberg

En 2018, les affaires du CrĂ©dit Suisse s’étaient considĂ©rablement amĂ©liorĂ©es. La banque Ă©tait de nouveau solidement rentable, et la division de la gestion de fortune surpassait UBS dans certains domaines. M. Thiam avait rĂ©solu des problĂšmes juridiques qui prĂ©cĂ©daient son mandat, rĂ©glant une importante affaire de justice amĂ©ricaine pour un montant infĂ©rieur Ă  ce que le CrĂ©dit Suisse avait prĂ©vu. Euromoney l’a nommĂ© banquier de l’annĂ©e.

M. Thiam Ă©tait dĂ©sormais bien connu Ă  Zurich. Des passants sur la Bahnhofstrasse, la rue commerçante de la ville, lui serraient parfois la main, ou lui demandaient de poser pour des selfies. L’attention qu’on lui portait paraissait souvent anodine, mais ses collaborateurs de l’époque disent que cette exposition constante l’épuisait.

Dans une ville comme Zurich, de 400 000 habitants et Ă  prĂ©dominance blanche, sa position de pouvoir et sa couleur de peau le faisaient dĂ©tonner. M. Thiam avait renoncĂ© Ă  prendre sa Porsche Cayenne pour se rendre Ă  son bureau de peur que la moindre altercation avec un autre automobiliste, mĂȘme pour une place de parking, ne dĂ©clenche un incident mĂ©diatique. Dans le tramway, ses fils adultes Ă©taient souvent les seuls passagers Noirs — et les premiers Ă  ĂȘtre contrĂŽlĂ©s. Leur simple arrivĂ©e dans une boĂźte de nuit locale pouvait alimenter les ragots. M. Thiam se sentait observĂ© au microscope ; quand sa soeur a voulu lui faire une visite surprise, un employĂ© d’hĂŽtel trop zĂ©lĂ©, voyant sa rĂ©servation, en a fait part au secrĂ©tariat de M. Thiam. La surprise Ă©tait gĂąchĂ©e.

À un autre moment, lors d’un voyage d’affaires de Zurich Ă  GenĂšve, un employĂ© des douanes l’a retenu en exigeant de voir son passeport, malgrĂ© les protestations de M. Thiam que ce voyage se faisait en Suisse. Il a fini par montrer le document en question et on lui a permis de quitter l’aĂ©roport, mais il a demandĂ© Ă  un employĂ© de dĂ©poser une plainte officielle dĂ©nonçant l’incident. (Chacun de ces incidents a Ă©tĂ© corroborrĂ© par plusieurs personnes.)

Les choses commençaient Ă©galement Ă  se gĂąter au CrĂ©dit Suisse. Le bilan de la banque s’amĂ©liorait mais les actions baissaient, pĂ©nalisĂ©es par des Ă©missions que M Thiam jugeait nĂ©cessaires pour renforcer les rĂ©serves en capital. Il confiait Ă  des associĂ©s se sentir sous-estimĂ© par le conseil d’administration, dont certains membres lui reprochaient le manque de croissance du CrĂ©dit Suisse en Chine.

En aoĂ»t 2018, une publication financiĂšre locale Ă©crivait que M. Thiam Ă©tait “cĂ©lĂ©brĂ© Ă  l’étranger, mal-aimĂ© en Suisse” et ajoutait : “Enclin Ă  un comportement impĂ©rieux et susceptible face Ă  la critique, Thiam a perdu sa maĂźtrise du sens suisse de la proportionnalitĂ©.” Des articles de presse attiraient souvent des commentaires mĂ©prisants. Le lecteur d’un blog de Zurich particuliĂšrement critique le traita de “marchand de fruits”, et ajoutait “Rentre chez toi, imbĂ©cile!”. Un autre Ă©crivait: “J’espĂšre qu’il envoie son argent chez lui. On pourra classer ça dans la catĂ©gorie de l’aide au dĂ©veloppement.”

M. Thiam disait souvent qu’avec son histoire familliale d’accrochages avec les autoritĂ©s et d’insurrections militaires, la mauvaise presse et les drames d’entreprises ne l’affectaient pas. Mais Ă  mesure que l’annĂ©e passait, M. Thiam confiait Ă  ses associĂ©s sa crainte que le conseil d’administration ne veuille plus de lui. Leur message tacite, d’aprĂšs lui, Ă©tait : Vous avez fait le mĂ©nage. Maintenant, partez. C’est le schĂ©ma connu du “glass cliff” (la “falaise de verre”) : une tendance qu’ont les institutions Ă  ne placer des femmes et des minoritĂ©s aux postes dirigeants qu’en temps de grande difficultĂ©, pour ensuite les Ă©carter.

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Iqbal Khan acheta la maison voisine de celle de M. Thiam.
Credit...Arnd Wiegmann/Reuters

M. Thiam Ă©tait plus prĂšs du prĂ©cipice qu’il ne l’imaginait. DĂ©but 2019, il avait organisĂ© une soirĂ©e Ă  son domicile. M. Khan Ă©tait devenu son voisin et M. Thiam avait plantĂ© des arbres pour obstruer la vue. Pendant la fĂȘte, M. Khan a eu une vive discussion avec la compagne de M. Thiam au sujet de cet amĂ©nagement, qui l’a contrariĂ©e. Les deux hommes sont descendus Ă  l’étage infĂ©rieur pour en parler en privĂ©. M. Khan a rapidement quittĂ© les lieux.

Aucun des deux dirigeants ne rĂ©vĂ©lera ce qui s’est prĂ©cisĂ©ment passĂ©. Mais plus tard cette annĂ©e-lĂ  , M.Khan a provoquĂ© un sĂ©isme Ă  Zurich en passant chez UBS. La gestion de fortune avait Ă©tĂ© ce que M. Thiam avait rĂ©ussi le mieux, et maintenant son directeur vedette partait chez son plus grand concurrent.

Au mois de septembre, M. Khan et son Ă©pouse se rendaient Ă  un restaurant de Zurich pour le dĂ©jeuner quand ils ont remarquĂ© qu’ils Ă©taient suivis. M Khan s’est garĂ© et a confrontĂ© l’homme en question: c’était un dĂ©tective de la sociĂ©tĂ© suisse Investigo. Une dispute s’en est suivie, au cours de laquelle, depuis, les deux hommes s’accusent mutuellement d’agression physique. M. Khan a dĂ©posĂ© plainte. Le CrĂ©dit Suisse et le canton ont tous les deux dĂ©clenchĂ© des enquĂȘtes.

Le “Spygate”, comme les mĂ©dias suisses l’ont nommĂ©, a fait sensation. Au CrĂ©dit Suisse, le directeur des opĂ©rations, Pierre-Olivier BouĂ©e, a avouĂ© avoir commandĂ© cette filature parce qu’il soupçonnait M Khan de vouloir dĂ©baucher des employĂ©s. Il a dĂ©missionnĂ©. M. Thiam nie toute connaissance de cet espionnage et a Ă©tĂ© blanchi. Mais M. BouĂ©e n’était pas un simple numĂ©ro 2 : il avait suivi M. Thiam de Prudential Ă  la banque suisse. Par association, le nom du directeur exĂ©cutif s’est retrouvĂ© profondĂ©ment terni.

L’incident provoqua une dĂ©bĂącle pour le CrĂ©dit Suisse, une institution source de fiertĂ© nationale. Un contractuel qui avait participĂ© Ă  l’embauche d’Investigo s’est suicidĂ©. M. Rohner a Ă©tĂ© contraint de prĂ©senter des excuses publiques aux Khans et au public suisse.

D’autres accusations Ă©mergĂšrent rapidement, notamment qu’on avait Ă©galement suivi le chef des ressources humaines du CrĂ©dit Suisse. En dĂ©cembre, l’AutoritĂ© fĂ©dĂ©rale de surveillance des marchĂ©s financiers — connue sous le nom de FINMA — a ouvert une enquĂȘte sur le recours par le CrĂ©dit Suisse Ă  des enquĂȘteurs pour surveiller ses employĂ©s.

Les répercussions du scandale se sont propagées avec une vitesse remarquable. Le 31 janvier 2020, Bloomberg révélait que M. Rohner cherchait un nouveau directeur exécutif.

Trois actionnaires importants — deux AmĂ©ricains, un Britannique — ont pris publiquement la dĂ©fense de M. Thiam. David Herro, un dirigeant de Harris Associates, un fonds basĂ© Ă  Chicago, estimait que l’opposition affichĂ©e Ă  M. Thiam avait un motif racial. Sur la chaĂźne de tĂ©lĂ©vision Bloomberg, M. Herro atribuait le conflit Ă  “la jalousie de ses adversaires — ou peut-ĂȘtre Ă  autre chose puisque M. Thiam a l’air assez diffĂ©rent du banquier suisse typique. Que ce soit l’une ou l’autre de ces raisons, je les trouve extrĂȘmement dĂ©sagrĂ©ables”.

Mais M. Thiam avait trop peu de partisans de son cÎté. Il a démissionné le 7 février. Un membre suisse de son équipe a été nommée pour lui succéder.

En tant que directeur exĂ©cutif, M. Thiam Ă©tait tenu responsable de tout au CrĂ©dit Suisse, et l’activitĂ© de surveillance fut ressentie par tous comme abjecte. Mais la question se pose : un PDG d’une origine diffĂ©rente n’aurait-il pas survĂ©cu? D’autres dirigeants de banques ont esquivĂ© des scandales bien plus graves.

En 2012, Jamie Dimon, le directeur exĂ©cutif de JPMorgan Chase, n’a pas pu maĂźtriser un trader surnommĂ© “la baleine de Londres”, qui a fait perdre Ă  la banque plus de six milliards de dollars et lui a attirĂ© plus d’un milliard de dollars d’amendes. Tout rĂ©cemment, dans une autre affaire, la banque s’est acquittĂ© de prĂšs d’un milliard de dollars d’amendes pour avoir manipulĂ© illĂ©galement les cours sur les marchĂ©s des mĂ©taux prĂ©cieux et des bons du TrĂ©sor. M. Dimon demeure le PDG avec la plus grande longĂ©vitĂ© Ă  Wall Street.

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Certains autre directeurs gĂ©nĂ©raux ont survĂ©cu Ă  des scandales comparables, voir plus graves. James E. Staley, Ă  la tĂȘte de Barclays, avait tentĂ© de dĂ©masquer un lanceur d’alerte et Ă©tait proche du financier disgraciĂ© Jeffrey Epstein.
Credit...Evan Agostini/Invision

En 2016, dans une affaire Ă©tonnamment similiaire Ă  celle du CrĂ©dit Suisse, le directeur exĂ©cutif de Barclays a tentĂ© de dĂ©masquer un lanceur d’alerte, demandant mĂȘme Ă  une Ă©quipe de sĂ©curitĂ© interne d’intervenir. Les rĂ©gulateurs britanniques ont condamnĂ© le PDG, James E. Staley, Ă  une amende, sans plus de cĂ©rĂ©monie. Par ailleurs, en 2019, on rĂ©vĂ©la que M. Staley avait des liens avec Jeffrey Epstein, l’homme d’affaires accusĂ© de trafic sexuel de mineures. Il avait mĂȘme rendu visite Ă  M. Epstein pendant son incarcĂ©ration. M. Staley est toujours Ă  la tĂȘte de Barclays.

Avant son départ du Crédit Suisse, M. Thiam a pu présenter à la presse ses derniers bilans financiers. Vers la fin de la session de questions-réponses, un journaliste local a pris la parole.

“La stratĂ©gie Ă©tait bonne”, a-t-il commencĂ© par affirmer, mais le style “ne parlait pas Ă  la mentalitĂ© suisse. Voici ma question : Est-ce que ça aurait Ă©tĂ© diffĂ©rent en Angleterre ou dans un autre —”

“Je suis qui je suis”, a interrompu M. Thiam. “De la mĂȘme maniĂšre que je suis nĂ© avec une main droite, je ne peux pas changer le fait que je suis droitier. Si les gens n’aiment pas les droitiers, alors c’est un problĂšme. C’est tout ce que je peux dire, parce que je ne peux pas devenir gaucher.”

Des collĂšgues assis prĂšs de lui jurent avoir vu les yeux de M. Thiam briller.

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Mr. Thiam lors de sa derniÚre conférence de presse au Crédit Suisse.
Credit...Fabrice Coffrini/Agence France-Presse — Getty Images

M. Thiam est restĂ© Ă  Zurich, dans l’attente d’une entretien formel avec la Finma. C’était une pĂ©riode angoissante, disent de proches associĂ©s, car il voulait partir d’urgence au chevet de son fils Bilal, qui Ă©tait hospitalisĂ© Ă  Los Angeles pour un cancer. Il y parvint fin avril. Bilal est mort dĂ©but mai, Ă  l’ñge de 24 ans.

Depuis, M. Thiam exerce comme consultant sur la lutte contre l’épidĂ©mie de coronavirus en Afrique, oĂč il est envoyĂ© spĂ©cial du Fond d’intervention Covid-19 de l’Union africaine. Il s’est rĂ©engagĂ© en politique en CĂŽte d’Ivoire. En aoĂ»t, M. Thiam a alimentĂ© des rumeurs sur une candidature prĂ©sidentielle dans un message vidĂ©o commĂ©morant les 60 ans de l’indĂ©pendance du pays. Un message dans lequel il appelait les Ivoiriens Ă  embrasser un esprit “rĂ©conciliĂ© et fraternel”.

Le 2 septembre, aprĂšs avoir conclu que les filatures du CrĂ©dit Suisse violaient potentiellement “le droit de la surveillance” suisse, la Finma a annoncĂ© que l’enquĂȘte passait du stade d’investigation Ă  celui d’exĂ©cution. L’enquĂȘte allait se concentrer sur la banque elle-mĂȘme, et non sur des individus, selon un porte-parole.

Pour la soeur de M. Thiam, Yamousso, une question subsiste toujours au sujet des Suisses.“Je serais curieuse de savoir”, dit-elle, “si aujourd’hui ils auraient l’honnĂȘtetĂ© d’enfin reconnaĂźtre que voir un « nĂšgre » Ă  la tĂȘte de l’une de leur plus prestigieuse entreprise leur a Ă©tĂ© insupportable.”

Angus MacKenzie a contribué à ce reportage depuis Berne, en Suisse. Thomas Rogers et Kitty Bennett ont participé aux recherches pour ce reportage.

Kate Kelly is a reporter in the Business section, where she covers big banks, trading and lending, and the crucial players setting financial policy in both politics and business. She is also the author with Robin Pogrebin of "The Education of Brett Kavanaugh: An Investigation." @katekelly 

Source: nytimes.com

 

 

 

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