
Il n’a jamais fait mystère de son opinion plus que réservée sur les relations entre l’Afrique et la France, n’hésitant pas à critiquer sévèrement Emmanuel Macron. Pourtant, c’est bien l’historien camerounais que le président français a sollicité pour préparer l’échange « libre et sans tabou » qu’il entend avoir avec la société civile, lors du prochain sommet Afrique-France, à Montpellier.
Une mission que l’auteur de Brutalisme ne pouvait décliner. Car, dit-il, après soixante ans, nous sommes brutalement projetés dans un autre cycle de notre histoire commune. Et élaborer des propositions fortes permettant de redéfinir ces relations ankylosées, est un projet nécessaire, raisonnable et urgent. Entretien.
Jeune Afrique : Quelle est exactement la mission que vous a confiée le président Emmanuel Macron ?
Achille Mbembe : Depuis 2017, le président Emmanuel Macron a constamment affiché sa volonté de redéfinir ce qu’il appelle « les fondamentaux de la relation entre l’Afrique et la France ». Il a posé un certain nombre d’actes dont chacun est libre d’apprécier la teneur. Par exemple, il a demandé à Felwine Sarr et Bénédicte Savoy un rapport sur la restitution des objets d’art africains qui a fait date. À N’Goné Fall, il a confié la conception et la réalisation de la Saison Africa2020. Il a entrouvert la digue du franc CFA, même si beaucoup estiment que c’est au prix d’un sabotage de l’eco. Sur l’éventuelle implication de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda, il a également fait un pas, et l’on attend la publication du rapport qu’il a commandé.
Certains diront que ce ne sont que des gestes. Ils ont peut-être raison. Sur chacune de ces questions, il reste en effet un long chemin à parcourir. Mais c’est aussi à nous de faire en sorte que ces gestes ne soient ni anodins ni sans conséquences. Pour cela, il ne faut pas se croiser les bras et attendre que la manne tombe du ciel. Maintenant, il veut mettre à profit le Nouveau Sommet Afrique-France, qui se tiendra à Montpellier les 9 et 10 juillet prochain, pour ouvrir un dossier encore plus capital. Au cours de ce sommet, il veut avoir un dialogue direct et ouvert avec les jeunes générations. Le but de ce dialogue est de questionner les fondamentaux de cette relation aux fins de la redéfinir ensemble.
Il a donc souhaité que je l’accompagne dans cette démarche et m’a demandé si j’accepterais de préparer ce dialogue en amont en pilotant un cycle de discussions qui se déroulera dans douze pays africains et dans la diaspora autour de thèmes d’intérêt commun. Je vais donc suivre ces différents débats et en préparer une restitution. Les débats seront l’occasion d’une parole qu’il veut « libre et sans tabous ». L’idée est que puissent en ressortir des propositions fortes pour bâtir l’avenir en commun.
Pourquoi avez-vous accepté cette mission ?
Questionner les fondamentaux de la relation entre l’Afrique et la France aux fins de la redéfinir ensemble est une revendication que beaucoup portent depuis au moins soixante ans. Il s’agit d’un projet extrêmement complexe qu’il ne suffira pas d’effleurer lors d’un sommet. J’ai accepté d’accompagner ce geste, d’être là au moment où l’on se met en route, d’abord par curiosité intellectuelle, mais aussi pour veiller à ce que ce ne soit pas un simple exercice de communication.
Sur un plan plus politique, plusieurs d’entre nous, en Afrique et en France, sommes d’accord avec lui. Il est plus que temps de revisiter ce qu’il appelle « les fondamentaux » de cette relation. Ce qu’il entend par « les fondamentaux » est, pour le moment, suffisamment ouvert pour qu’on puisse contribuer à sa définition. C’est, dans tous les cas, un projet nécessaire et raisonnable, dont la réalisation s’effectuera sur un temps relativement long. La mission est une mission ponctuelle et de bon sens. L’Afrique doit pouvoir y trouver son intérêt à condition que nous sachions ce que nous voulons et que des zones de rencontres mutuelles se multiplient.
Bientôt, les vieilles postures et les vieux réflexes ne serviront plus à grand-chose et seront sans effet concret sur la nouvelle réalité
Enfin, j’ai accepté d’accompagner ce projet parce que, de part et d’autre, les options s’amenuisent. Une rapide analyse historique montre que les transformations du système international, le recul du multilatéralisme, la dérive autoritaire des démocraties libérales, les grands basculements démographiques, la crise environnementale et sanitaire ainsi que l’escalade technologique commencent à peser de tout leur poids sur cette relation. Nous sommes brutalement projetés dans un autre cycle de notre histoire commune. L’on s’en rendra bientôt compte: à cause de ce changement de cycle historique, certaines grilles d’analyse forgées au lendemain de la décolonisation ne marchent plus. Un aggiornamento intellectuel est donc nécessaire, y compris du côté de ceux et celles qui s’inscrivent dans une perspective plutôt anti-impérialiste. Bientôt, les vieilles postures et les vieux réflexes ne serviront plus à grand-chose et seront sans effet concret sur la nouvelle réalité.
Vous dites que les anciennes grilles d’analyse ne marchent plus …
Je dois faire le même constat pour les modes de résistance. Tout autour de nous, de nouveaux acteurs que nul ne contrôle entièrement surgissent. C’est le cas dans le Sahel, en Centrafrique, en Libye, au Congo et ailleurs. De nouveaux débats s’esquissent, par exemple sur les réseaux sociaux, autour d’enjeux entièrement neufs. Les terrains de l’affrontement ne cessent de se déplacer. Ils ne sont plus exactement les mêmes que ceux d’hier. Pour participer activement, de manière méthodique, à la définition des termes de ce réalignement qui touche aussi le vaste champ de la culture, il faut donc, du côté africain également, changer de discours et de paramètres. Bien sûr, on peut choisir de le faire depuis les barricades. Mais nous ne sommes pas obligés d’utiliser les mêmes méthodes. Je pense pour ma part que le meilleur moyen d’aller de l’avant, c’est de rallier le plus grand nombre autour de propositions fortes, qui étonnent et qui sont susceptibles de provoquer une série de déclics.
Vous êtes accompagné par un comité composé de personnalités africaines. Pourquoi ?
Parce que l’on réfléchit mieux à plusieurs… J’ai donc voulu, dès le départ, associer à ce projet un certain nombre de personnalités africaines et diasporiques indépendantes et respectées. Il y allait de la crédibilité de tous, en particulier aux yeux de l’opinion africaine.
Ont-elles accepté spontanément quand vous les avez sollicitées ?
Huit fois sur dix, ceux et celles à qui j’ai proposé de rejoindre le comité ont tout de suite compris de quoi il s’agissait. J’ai essuyé deux refus fermes et solidement motivés de la part de personnes aux côtés desquelles je n’ai pas cessé d’apprendre.
La France est un sujet extrêmement clivant parmi les élites africaines. Dans certains milieux éclairés et progressistes, il vaut mieux ne pas donner l’impression de se compromettre avec ses représentants officiels. D’ailleurs beaucoup de collègues et d’amis m’ont encouragé à décliner l’invitation. Ils étaient très sincères, cherchaient à me protéger et disposaient d’arguments de poids. À vrai dire, ces refus m’ont poussé à réfléchir en profondeur à propos du moment que nous traversons et à la possibilité d’un autre rapport entre les savants et la politique. Il m’est alors apparu qu’un cycle historique était effectivement en train de s’achever. Le moment était propice pour provoquer l’Histoire en imaginant de nouvelles propositions pour le futur, des propositions susceptibles d’entraîner une série de déclics.
Vous avez choisi des personnalités aussi différentes que l’écrivaine Chimamanda Ngozi Adichie, l’économiste Kako Nubukpo, le gynécologue et prix Nobel de la paix Denis Mukwege ou encore l’avocate Thuli Madonsela…
Nous disposons, dans la diaspora, d’une foisonnante élite et, sur le continent, de véritables « pépites » parmi les jeunes générations. En l’occurrence, les membres de ce comité sont tous et toutes des figures exceptionnelles dans leurs domaines respectifs. Ce sont aussi des esprits totalement indépendants, des intellectuels et des professionnels accomplis. Ils sont par ailleurs convaincus que le moment est venu de faire bouger les lignes et de le faire intelligemment. Ils vont rehausser le niveau des débats et nous tirer tous vers le haut.
Pourquoi ces figures et pas d’autres ?
Outre celles que vous citez, il y a l’architecte David Adjaye, l’économiste Vera Songwe, le philosophe Souleymane Bachir Diagne, les écrivains Alain Mabanckou et Mohammed Mbougar Sarr, la commissaire d’exposition Koyo Kouoh, l’historien Pap Ndiaye… Ce sont des gens qui ont conservé, au fond d’eux, une extraordinaire capacité d’étonnement. Ils estiment que quelque chose est en gestation, et qu’il est important d’appuyer de façon critique et honnête, et sans compromission, cet effort. Ils ont tous à cœur d’accompagner les jeunes générations afin qu’elles n’aient pas à arpenter les mêmes routes de la déception que certains de leurs aînés.
Comment vont se dérouler les débats d’idées dans les différents pays ?
On ne pouvait pas organiser des débats dans tous les pays du continent. On en a choisi douze, auxquels s’ajoute la diaspora africaine en France. Parmi cette diaspora, il y a des citoyens français d’origine africaine et des nationaux africains qui comptent rentrer chez eux une fois leur séjour terminé.
Dans chaque pays, des thèmes seront retenus. Les débats seront absolument libres. Pas de tabous. L’on est à la recherche de constats neufs, mais aussi et surtout, de propositions fortes. Pour que l’échange avec le président Macron lors du Sommet de Montpellier soit productif, il faut qu’il se fasse sur la base de propositions fortes, voire décoiffantes.
Traitera-t-on, dans ces débats, des « questions qui fâchent » ?
Bien entendu. Vous pensez sans doute à des sujets tels que le franc CFA, les interventions militaires, la lutte contre le terrorisme, la Francophonie, la lutte anti-migratoire, la collusion apparente avec des tyrans locaux. Rien n’est tabou.
Mais, j’insiste une fois de plus : nous sommes avant tout à la recherche de propositions fortes. Les constats et analyses ont été dressés plusieurs fois. Ce qui manque, ce sont des propositions fortes. Il faut organiser le débat autour de propositions fortes et opérationnalisables. C’est ainsi que l’on reviendra dans le jeu et que l’on regagnera une partie de la crédibilité perdue.
Des assises de ce genre ne renforcent-elles pas plutôt l’impression que les Africains attendent tout de la France et ne font rien pour eux-mêmes ?
L’opinion africaine est fortement divisée sur la France. Il y en a qui pensent qu’il n’y a rien à attendre d’elle et que des événements de ce genre sont une distraction. D’autres se satisfont du statu quo parce qu’ils en profitent. D’autres encore estiment que la France est responsable des malheurs du continent, qu’elle est aux côtés des tyrans et doit être combattue. D’autres enfin, dans les pays anglophones ou lusophones, ne la connaissent pas du tout.
Le cycle des débats que nous préparons n’a pas pour objet la confection de cahiers de doléances à soumettre au président Macron. Il s’agit justement de sortir aussi bien du paternalisme que de l’infantilisme, d’identifier les défis communs qui nous interpellent et constituent une opportunité pour nous projeter ensemble, sur de nouvelles bases, vers le futur et, ce faisant, de gagner en compréhension mutuelle. C’est pour cela que j’insiste sur les propositions. Travailler sur la base de propositions fortes est la seule manière d’ouvrir nos imaginations.
Le président Emmanuel Macron ne m’a pas demandé de renoncer à mes facultés critiques. Bien au contraire
Que dites-vous à ceux qui estiment qu’en acceptant cette mission, vous reniez vos positions antérieures ?
Ils ne comprennent pas ce qui est en jeu. Les critiques émises par la plupart d’entre nous ont toujours visé à revoir les fondamentaux de la relation et non pas à la détruire. L’occasion est là d’esquisser des pas dans cette direction. Au nom de quoi devrions-nous nous défiler alors que plusieurs d’entre nous ont des propositions à faire ? Le président Emmanuel Macron ne m’a pas demandé de renoncer à mes facultés critiques. Bien au contraire. Il m’a invité à les exercer au service d’une cause que je viens de qualifier de raisonnable, voire d’urgence.
Ils ne comprennent pas ce qui est en jeu, dites-vous. Qu’est-ce qui est en jeu ?
Il ne s’agit de rien d’autre que d’ouvrir de larges fenêtres sur le futur. C’est ce que beaucoup d’entre nous, de part et d’autre, demandent depuis plus de soixante ans. C’est aussi et surtout ce qu’exigent les jeunes générations en France et en Afrique. Mon constat est qu’il y a un frémissement. Ce n’était pas le cas lors des derniers épisodes sous Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy ou Hollande. Il y a une fenêtre de tir. Elle est très étroite, c’est vrai. Mais il est possible de l’élargir à condition de savoir nous y prendre, de construire de part et d’autre les coalitions qu’il faut, d’introduire dans le jeu de nouveaux acteurs. Il faut savoir provoquer l’Histoire. Cela est différent de l’attente passive ou de la simple réaction. Ce devrait être un exercice passionnant tant sur le plan intellectuel, culturel, artistique que sur le plan politique.
Récemment encore, vous étiez pourtant l’un des critiques les plus sévères du président Macron, comme le prouve votre tribune sur ce même site en réaction à la longue interview qu’il avait accordée à Jeune Afrique.…
Cela peut paraître paradoxal, mais je ne suis sévère qu’avec les gens que je respecte. Le choix n’est pas entre critiquer ou faire allégeance. D’ailleurs, personne ne m’a demandé de faire allégeance. L’exercice, difficile j’en conviens, est d’être critique tout en montrant que la bataille des idées se joue aussi dans l’institution elle-même. Nous ne pourrons pas changer les rapports entre l’Afrique et la France si l’initiative intellectuelle n’est portée que par un seul des protagonistes. C’est la qualité de la présence qui compte. Ce ne sont pas les postures.
La relation Afrique-France, n’est-ce pas aussi une question de rapport de force ?
Avec la France, comme avec la Chine, les Etats-Unis ou la Russie, nous sommes dans un rapport de force. Mais nous sommes aussi, dans le cas de la France, du Royaume-Uni et des États-Unis en particulier, dans un rapport humain riche et dense, qui, pour s’épanouir, exige mutualité et réciprocité. Et de toutes les façons, historiquement, le rapport de force, on ne le crée pas seulement par le conflit. Pour faire bouger les lignes, il faut aussi savoir s’engager de façon critique, surtout quand se présentent des opportunités historiques. C’est ainsi que l’on provoque des déclics.
C’est en saisissant chaque brin d’espérance que l’on peut, petit à petit, ouvrir la voie à d’autres imaginaires
La meilleure critique ne consiste pas à s’arc-bouter sur des positions désuètes alors même qu’un cycle historique s’est achevé et que commence un autre. Elle consiste à être à l’affût de chaque brin d’espérance. C’est en saisissant chaque brin d’espérance que l’on peut, petit à petit, ouvrir la voie à d’autres imaginaires. Voilà également pourquoi j’ai accepté d’accompagner ce projet. Il est facile d’être cynique, ou de ne pas vouloir se salir les mains. Il y a des formes de participation qui n’impliquent pas que l’on se salisse les mains. La peur de se tromper ne peut pas être un prétexte pour ne pas s’engager de façon critique.
Les Chefs d’État africains n’assisteront pas au Sommet Afrique-France. C’est en effet une nouveauté. Mais le cadre ne reste-t-il pas le même, celui d’une ancienne puissance coloniale faisant face à tout un continent ?
Le système international repose sur l’existence d’États souverains. En 1963, nous avons ratifié le principe dit de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation. C’est la raison pour laquelle les États-Unis d’Afrique n’existent pas. Au cours des soixante dernières années, les dirigeants français ont pris l’habitude de discuter en tête-à-tête avec une poussière de petits États distincts, fragmentés et en compétition les uns contre les autres, avec à leurs têtes des individus médiocres et obséquieux qui défendent très mal les intérêts de leurs peuples.
Les États n’ont plus le monopole de la diplomatie, et celle-ci est conduite à ciel ouvert, avec une multitude d’autres acteurs
À ce dialogue bilatéral, l’on ajoute de nos jours des plateformes plus ouvertes à la transversalité. Dans un sens, les États n’ont plus le monopole de la diplomatie, et celle-ci est conduite à ciel ouvert, avec une multitude d’autres acteurs représentatifs des forces vivantes des sociétés. C’est le pari que tente ce Nouveau Sommet. Dans l’histoire des relations entre l’Afrique et la France, il s’agit sans conteste d’une nouvelle formule. Elle n’est pas magique. Il fallait bien commencer quelque part, et c’est à nous, de part et d’autre, de lui donner un contenu irréfutable.
Bien des critiques estiment que le format a peut-être changé, mais qu’avec le président Macron, le symbolisme l’emporte très souvent sur le fond. Qu’en pensez-vous ?
Il y a déjà un cadre, et on peut l’améliorer et le refaçonner. Le fond ou le contenu, c’est à nous de le créer ensemble, à travers un dialogue honnête et serré. Pour cela, il faut avoir une totale confiance en ses propres capacités et ne pas avoir peur. Or, le problème est que soixante années de tyrannie, de corruption et de brutalité ont cassé, chez beaucoup d’Africains, toute confiance en eux-mêmes. Beaucoup se sont tellement habitués aux chaînes de la dépendance qu’ils ne croient plus du tout en la possibilité même de l’égalité.
Le futur commun entre l’Afrique et la France ne se construira pas avec des vieillards
La meilleure façon d’aller au-delà du symbolisme, c’est de rehausser le niveau et la qualité du débat sur l’Afrique et de tisser patiemment de nouvelles coalitions par-delà les deux bords. Nous en avons les moyens intellectuels, et il suffit de les mobiliser à bon escient. La nouveauté du sommet de Montpellier, à mes yeux, c’est de faire formellement place, dans cet effort, à la société civile, aux intellectuels, aux artistes, aux entrepreneurs, aux forces créatives, et surtout aux jeunes générations. Le futur commun entre l’Afrique et la France ne se construira pas avec des vieillards.
Il faut s’inscrire dans une perspective de long terme, parier sur les générations nouvelles et composer avec les forces vivantes et créatives des sociétés elles-mêmes. Ceci est, en soi, une manière d’amorcer la rupture graduelle avec les modèles du passé.

Cette stratégie ne conduit-elle pas finalement à la délégitimation des dirigeants africains et à l’affaiblissement d’États déjà fragilisés ?
Ce qui affaiblit les États africains, ce n’est pas le fait que, dans les dialogues internationaux, l’on cherche désormais à écouter ou à consulter tous les concernés et tous les ayant-droits. Ce qui les fragilise, c’est le verrouillage institutionnel, le trucage des élections, l’embastillement des opposants, à quoi il faut ajouter une classe parasitaire qui vit essentiellement de la corruption. Ce sont les dérives tyranniques qui sont à la source des conflits qui les assaillent, et qui pourraient pourtant être évités.
La seule manière de bâtir des États forts et d’éviter la fragilisation, c’est de chercher sans relâche le compromis et le consensus chez soi. L’approfondissement de la démocratie, la protection des libertés fondamentales, la séparation des pouvoirs, une gestion transparente et une redistribution égalitaire des ressources naturelles : voilà quelques-uns des moyens les plus sûrs pour renforcer la légitimité de l’État en Afrique et pour éviter des conflits sanglants. Cet approfondissement requiert l’établissement de contre-pouvoirs effectifs, la consolidation des institutions de la société civile et des pratiques constitutionnelles qui favorisent délibérément l’alternance au pouvoir.
Vous avez accepté de participer à cette tentative de refondation des relations entre l’Afrique et la France. Quel est d’après vous l’angle stratégique à partir duquel il faut l’envisager ?
De notre côté, l’hypothèse historique de base devrait être la suivante. L’Afrique est une réserve de puissance et une puissance en réserve. C’est ainsi qu’elle devrait se percevoir et c’est ainsi qu’elle devrait se projeter intellectuellement, politiquement et économiquement dans le monde. A l’ère de la planétarisation, elle est l’un des lieux où se joue le devenir de l’humanité. L’exercice stratégique consisterait, dès lors, à tirer toutes les conséquences d’un tel retournement de perspective. Nos rapports avec les puissances de la Terre découleraient de ces deux prémisses.
Nous devons sortir du vieux paradigme dans lequel les puissances ne voient en notre continent qu’une « zone d’influence » ou d’ « intervention », l’objet de politiques d’aide ou même de développement ou d’assistance. L’Afrique devrait se percevoir et être perçue comme un acteur de plein droit sur l’échiquier global, avec des intérêts propres qu’elle devrait évidemment défendre. Pour le moment, le débat sur l’Afrique est d’une extrême pauvreté intellectuelle, justement parce que l’on n’est pas sorti du ravalement du continent à un pur objet que l’on cherche à manipuler, ou qui, de plein gré, se laisse manipuler.
Peut-on s’attendre à des excuses officielles de la part de la France au terme de ce cycle de débats ?
Absoudre la France pour ses péchés en Afrique ne fait pas partie de l’agenda.
Pensez-vous que les missions Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, puis N’Goné Fall aient produit quoique ce soit de positif ?
Ces missions ont, chacune à sa manière, largement contribué au déclic des imaginaires. Felwine Sarr et Bénédicte Savoy ont accompli un travail absolument remarquable aussi bien sur le plan politique que sur le plan intellectuel. Aujourd’hui, la question de la restitution est partout. C’est maintenant aux États africains de la prendre en charge si l’on veut véritablement avancer.
N’Goné Fall devait travailler directement avec la bureaucratie française et avec des centaines d’institutions françaises et africaines. C’était une très grosse opération. Ce qu’elle a pu réaliser en dépit des complications causées par la pandémie est absolument magnifique. J’ai été impliqué dans certaines activités de la Saison Africa2020. Je peux dire qu’ici également, sur le plan intellectuel, la proposition était d’une très grande originalité. Il reste que, pour transformer durablement la relation entre la France et l’Afrique, un énorme travail devra être accompli en France même sur les mentalités. Il faudra décoloniser les mentalités de part et d’autre.
Dans une tribune à Jeune Afrique, vous aviez présenté certains de ces projets comme des chantiers peu coûteux, mais susceptibles de rapporter de beaux dividendes symboliques…
Une chose est de vouloir restituer des objets d’art. Une autre est de s’attaquer au franc CFA, d’ouvrir un dossier aussi complexe que le rôle des entreprises françaises dans la protection de l’environnement en Afrique, ou de s’interroger sur les accords militaires qui lient la France aux pays africains. Tous ces dossiers n’ont pas le même coût financier, politique ou symbolique.
À quels obstacles ou difficultés vous attendez-vous ?
Il se pourrait qu’il y ait des attaques, je n’en sais rien. Cela m’importe très peu de toutes les façons. Je suis quelqu’un de très prudent, mais je sais aussi prendre des risques. La manne ne tombera pas du ciel comme au désert. Je suis de ceux qui préfèrent prendre le risque de la défaite, mais en combattant, plutôt que de perdre sans jamais avoir osé se battre.
Dans le contexte actuel de lutte contre ce que d’aucuns appellent « l’islamo-gauchisme », ne craignez-vous pas des retombées négatives ?
C’est une controverse qui est suivie attentivement dans les milieux intellectuels en Afrique. Il en est de même des attaques répétées contre des courants de pensée qui ont accompagné notre remontée en humanité. Ce sont des attaques qui ne favorisent pas la compréhension mutuelle.
Refonder une relation, c’est apprendre à regarder ensemble à partir de plusieurs paires d’yeux à la fois
Ce que l’on nomme les théories décoloniales ou postcoloniales, par exemple, se sont largement inspirées de nos penseurs et de nos poètes, des créateurs comme Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Frantz Fanon, Édouard Glissant, Suzanne Césaire et d’autres. Refonder une relation, c’est apprendre à regarder ensemble à partir de plusieurs paires d’yeux à la fois en accordant une égale dignité aux héritages intellectuels des uns et des autres.
De telles controverses ont-elles un impact sur les rapports entre la France et l’Afrique ?
On se trompe si on pense que ce sont des affaires d’intellectuels. Il suffit de suivre ce qui se dit à ce sujet sur les réseaux sociaux. De telles controverses décrédibilisent la France et mettent en difficulté ceux et celles qui seraient disposés à dialoguer avec elle. C’est d’autant plus le cas que la chasse aux sorcières qui en découle n’épargne pas les universitaires issus de ce que l’on nomme « la diversité ».
Accepteriez-vous des missions similaires dans votre propre pays, le Cameroun ou dans un autre pays africain ?
J’ai accepté cette mission parce que ce qui est en jeu, finalement, c’est une idée. C’est la possibilité ou non de réimaginer, en ce siècle, ce que pourrait être une véritable solidarité entre les nations. Ce qu’il s’agit de remettre sur les rails, c’est l’idée selon laquelle il nous faut réparer le monde ensemble.
Je comprends évidemment le langage des intérêts économiques, de l’innovation technologique, des starts-up, de l’entreprenariat ou de la force militaire. Mais ce qui me parle en réalité, c’est la part utopique qui nous habite tous quelque part, et qui est à la source du sens, y compris en politique.
Je sais que les choses ne changeront pas de fond en comble demain matin. Ce qui importe, c’est non seulement l’horizon, mais aussi les petits pas. C’est la capacité de s’étonner ensemble, comme me le confiait il y a deux ou trois jours, un ami récent.
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