
Ils sont médecins, journalistes ou militaire. Leur tort est d’avoir, dans le cadre de leur mission, révélé
des vérités qui fâchent sur le virus, sa propagation et la gestion qu’en font les autorités. Des gouvernements qui, parfois, instrumentalisent la pandémie pour renforcer la censure.Le commandant Brett Crozier, démis de ses fonctions jeudi après une lettre d'alarme à l'US Navy qui a fuité dans la presse, est, aujourd'hui, le dernier symbole d'une très longue liste d'hommes et de femmes qui se sont mis en danger pour sauver et alerter au sujet du Covid-19.
Ai Fen, cheffe du service des urgences de l’hôpital central de Wuhan, Chine
Le Docteur Ai Fen est la véritable première lanceuse d’alerte sur la dangerosité du coronavirus. Le 30 décembre 2019, elle découvre le rapport du laboratoire qui a analysé les échantillons en provenance d’une malade hospitalisée le 16 décembre, et dont l’état ne cesse de s’aggraver. Selon ce rapport, il s’agit d’un coronavirus de type « SRAS ». Il se transmet principalement par les gouttelettes émanant des secrétions pulmonaires du patient et la pneumonie atypique qui en résulte est "de manière évidente contagieuse". Il faudra attendre le 20 janvier pour que les autorités chinoises reconnaissent officiellement la possibilité d’une contagion d’homme à homme.
Ai Fen prévient alors un groupe de médecins de son hôpital, dont le Docteur Li Wenliang, en leur envoyant via le réseau social WeChat une photo du rapport. Elle alerte également le département des maladies infectieuses de l’hôpital. Mais le soir du 1er janvier, elle est convoquée par un responsable de la discipline de l’établissement, qui l’accuse de "répandre des rumeurs", de "créer des problèmes" et de manquer à la "discipline d’équipe". Elle reçoit l’ordre de se taire.
Le 10 mars, jour de la visite surprise du président Xi Jinping à Wuhan, le magazine Ren Wu ("Les gens") publie une interview du Docteur Fen. Ce magazine est une filiale du groupe du Quotidien du peuple, l’organe de presse officiel du Comité central du Parti communiste chinois. Très rapidement les éditions papier du journal sont saisies et le site Internet est expurgé. Mais le long témoignage de l’urgentiste est déjà largement diffusé sur les réseaux sociaux et notamment la messagerie chinoise WeChat.
L'interview donne lieu à des traductions automatiques dans toutes sortes de langages codés difficilement détectables par les outils électroniques de la censure, comme le braille, le morse ou les hiéroglyphes égyptiens. En réaction à la censure et de manière ironique, les versions se multiplient : en chinois écrit de droite à gauche (contrairement à l’usage), en phonétique du Sichuan, en langue "martienne" (mélange de caractères chinois, japonais, latins et d’emojis)… mobilisation sans précédent des internautes chinois contre la censure d’Etat.
Selon l’émission australienne "60 Minutes", Ai Fen aurait récemment disparu durant deux semaines.
Li Wenliang, ophtalmologue à l’hôpital central de Wuhan, Chine
Le 30 décembre 2019, Li Wenliang partage sur un chat d'anciens étudiants en médecine la photo du rapport envoyée par le Docteur Ai Fen. Deux jours plus tard, en pleine nuit, il est interpellé avec sept autres médecins pour avoir "répandu des rumeurs" et "perturbé gravement l'ordre social". Questionné pendant plusieurs heures, il est contraint de signer une lettre de réprimande pour diffusion de rumeurs sur internet. Il doit promettre de ne plus commettre "d'actes contraires à la loi". Ce n'est qu'à cette condition qu'il est autorisé à retourner travailler.
Le 10 janvier, Li Wenliang s'occupe d'une patiente atteinte d'un glaucome, sans savoir qu'elle est infectée par le coronavirus. Il est testé positif le 1er février. Hospitalisé deux jours plus tard, il est transféré dans une unité de soins intensifs et placé sous assistance respiratoire.
Le 6 février, la télévision nationale chinoise CCTV et le quotidien Global Times annoncent son décès, avant de retirer cette information des réseaux sociaux suite au démenti de l'hôpital central de Wuhan. Quelques heures plus tard, l’établissement confirme sa mort.
Sur les réseaux sociaux, les autorités sont accusées d’avoir retardé l'annonce de son décès. Certains reprochent au gouvernement chinois d'avoir couvert l'ampleur de l'épidémie et demandent plus de liberté d'expression.
Le 19 mars, une enquête officielle chinoise désavoue la police de Wuhan, pour avoir réprimandé Li Wenliang et ses sept confrères. Fin janvier, la Cour suprême avait déjà réhabilité le docteur Li et d'autres lanceurs d'alerte dans un article publié dans la presse.
Li Wenliang fait désormais figure de héros national pour une partie de la population chinoise pour avoir alerté des collègues dès l'apparition du virus, alors que les autorités cherchaient à étouffer ses révélations. Il était âgé de 34 ans. Son épouse et lui attendaient leur deuxième enfant.
Sergueï Satsouk, rédacteur en chef du quotidien en ligne Ejednevnik, Bélarus
Le 25 mars, Sergueï Satsouk est arrêté et inculpé pour "corruption", un crime passible de dix ans de prison. Trois jours plus tôt, Ejednevnik, célèbre pour ses enquêtes sur le système de santé du pays, a publié un éditorial qui met en doute les statistiques officielles sur l’épidémie de Covid-19. L’article critique également l’ordre donné par le Président Loukachenko de "s’occuper" des médias couvrant l’épidémie.
Cette arrestation sonne comme un avertissement aux médias qui remettent en cause la politique sanitaire des autorités biélorusses, dénonce Reporters sans Frontières, qui réclame la "libération immédiate de Sergueï Satsouk et l’abandon de toutes les poursuites contre lui. Cette criminalisation du journalisme au Bélarus créée un climat d’autocensure inacceptable."

En août 2019, Sergueï Satsouk avait publié une enquête dévoilant une vaste affaire de corruption dans le secteur de l’importation de médicaments. Suite à ces révélations, plusieurs hauts responsables du ministère de la Santé avaient été poursuivis par la justice. A l’époque, des médias pro-gouvernementaux l’avaient accusé de corruption et de partialité dans la couverture de l’affaire.
Tholi Totali Glody, journaliste reporter d’images à Alfajari TV, République Démocratique du Congo
Le 24 mars, Tholi Totali Glody est chargé par le média qui l’emploie de couvrir le confinement de deux jours décrété par le gouverneur de la province du Haut-Katanga suite à la découverte de deux cas suspects de coronavirus.
Le journaliste de 29 ans est en reportage à Likasi, deuxième plus grande ville de la province, et utilise un moto-taxi, quand il est interpellé par deux policiers, à qui il montre sa carte de presse et son ordre de mission qui l’autorisent à circuler et à travailler. Il est alors pourchassé et percuté volontairement par la police.
Tholi Totali Glody se remet aujourd'hui d’une jambe cassée et de blessures au visage et au bras.

Reporters sans frontières condamne ces violences policières et "exhorte les autorités à permettre aux journalistes qui respectent les exigences de santé publique de continuer à travailler".
L’ONG dénonce des faits similaires au Sénégal, où une équipe de télévision de Touba TV a reçu plusieurs coups de matraques de la part d’un policier alors qu’elle disposait d’une autorisation préfectorale pour couvrir le confinement, et en Ouganda, où Julius Ocungi, le chef du Réseau Radio Ouganda a été agressé par les forces de l’ordre qui lui ont ensuite dérobé de l’argent et son appareil photo pour avoir tenté de couvrir la fermeture d’un bar.
Au Kenya, un cameraman de la télévision NTV a été agressé par un policier, alors qu'il filmait la dispersion musclée d'une foule, qui attendait un ferry à Mombasa à deux heures du couvre-feu. Après des coups de bâton et des tirs de grenades lacrymogènes, certains passants ont alors été regroupés par la police en contradiction complète avec les règles de distanciation sociale.
Au Mali et au Congo, un journaliste de L’indépendant et une équipe de la DRTV ont été brièvement arrêtés à la suite de reportages sur l’épidémie.
Enfin, pour avoir révélé deux cas de coronavirus à la prison d’Abidjan dans une enquête dont les conclusions ont été démenties par l’administration pénitentiaire, deux journalistes ivoiriens ont été condamnés à une amende de 5 millions de francs CFA (7 622 euros) chacun pour “diffusion de fausses nouvelles”.
Ruth Michaelson, journaliste au quotidien britannique Guardian, expulsée d’Egypte
Ruth Michaelson travaille en Egypte depuis 2014. Dimanche 15 mars, elle rend compte dans le Guardian des recherches effectuées par des spécialistes des maladies infectieuses de l'Université de Toronto, ainsi que des données de santé publique et des reportages qui indiquent que l'Égypte est beaucoup plus touchée par le coronavirus que ce qu’en dit le gouvernement.
Le lendemain de la publication, la journaliste est convoquée pendant 3h30 par le service d'information de l'État (SIS). Est également convoqué le chef du bureau du Caire du New York Times Declan Walsh.
Le 17 mars, Ruth Michaelson perd son accréditation. Elle est expulsée du pays trois jours plus tard. Son confrère du New York Times écope d’un rappel à l’ordre pour avoir retweeté un message du médecin auteur de l’étude citée dans l’article du Guardian.
En Egypte, le gouvernement a renforcé la censure, officiellement pour lutter contre les "fausses nouvelles". Le Conseil suprême de régulation des médias (SCMR) a annoncé la fermeture pour six mois de plusieurs sites d’information pour “diffusion de fausses nouvelles” sur l’épidémie, et envisage le blocage de pages et de comptes personnels jugés coupables de “susciter l’inquiétude de l’opinion publique”.
Ana Lalić, journaliste du site d’information Nova.rs, Serbie
Le 1er avril, Ana Lalić est arrêtée par six policiers qui fouillent son appartement de fond en comble, saisissent son ordinateur et son téléphone portable et lui font subir deux auditions. Elle est libérée le lendemain, mais doit encore être interrogée par un procureur.
La veille de son arrestation, la journaliste a publié un article consacré à l’hôpital de Novi Sad, dans le nord de la Serbie. Son titre : Centre clinique de Voïvodine au point de rupture, aucune protection pour les infirmières. Ana Lalić y décrit "une _pénurie chronique d'équipements de base_" et des conditions de travail "chaotiques". Sous couvert d’anonymat, un médecin raconte que "les infirmières se sont rebellées et ont refusé d'entrer dans les chambres des patients parce qu'il n'y avait pas d'équipement de protection". L'article indique que les employés du centre d'urgence et de l'unité de soins intensifs, y compris ceux des salles d'opération, n'ont droit qu'à un seul masque de protection par jour.
L'hôpital a démenti cette information et déposé plainte contre Ana Lalić pour diffamation, criant son "indignation face aux rapports inexacts, non vérifiés et malveillants" de Nova.rs.
Hasard ou non, au lendemain de l’arrestation d’Ana Lalić, le gouvernement serbe a annoncé qu’il révoquait un décret adopté quelques jours auparavant. Ce décret accordait à l'exécutif un droit de contrôle de l'information sur l'épidémie. Il a suscité de nombreuses critiques d’associations et de médias serbes, mais aussi de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Un décret finalement révoqué, de telle sorte qu'"aucune ombre ne puisse être jetée sur notre travail", a expliqué la Première ministre Ana Brnabić.
Tatiana Baïs, rédactrice en chef du journal en ligne Govorit Magadan, Russie
Accusé de diffuser des fausses informations, le journal régional en ligne Govorit Magadan, basé à Magadan dans l’Extrême-Orient russe, a dû supprimer le 31 mars un article sur le décès d’un patient soupçonné d’être atteint du coronavirus et finalement testé négatif. Son titre : Un homme alité dans l’hôpital régional de Magadan, soupçonné d’avoir le coronavirus, est mort. Une information fiable, vérifiée et n’indiquant pas la cause du décès, selon le journal, mais qui a déplu à l’autorité de contrôle des médias russes, le Roskomnadzor.
Depuis, un deuxième article a été censuré par le Roskomnadzor. Il établissait un "premier bilan de la modernisation du système de santé à Magadan", révélant que "les médecins de l’hôpital pédiatrique des maladies infectieuses achètent des combinaisons de protection et se fabriquent des masques en tissu" . La rédaction suppose que la demande de suppression de l’article fait suite à une plainte d’un responsable politique local au procureur général.
Le journal dénonce une censure contraire à l’article 29 de la Constitution russe, qui garantit la liberté d’expression des citoyens et dont la partie 5 interdit la censure.
Brett Crozier, le commandant du porte-avions nucléaire américain Theodore Roosevelt
"Cap-tain Cro-zier ! Cap-tain Cro-zier !" Un homme descend seul une passerelle dans la nuit, sous les ovations venues d'un bateau de guerre. En bas de la passerelle, il salue son équipage d'un geste de la main avant de s'engouffrer dans la voiture qui l'attend. Ces images d'un quai de l'île de Guam ont fait le tour du monde ce vendredi. Un symbole du lanceur d'alerte, au sein cette-fois de l'US Navy.
Tout a commencé le 30 mars. Après une escale au Vietnam, Brett Crozier alerte sa hiérarchie sur la progression fulgurante de la maladie à bord de son navire : une centaine d'hommes sont touchés sur près de 5 000 membres d'équipage. "Nous ne sommes pas en guerre. Il n'y a aucune raison que des marins meurent", écrit le capitaine de vaisseau dans une lettre publiée mardi par le San Francisco Chronicle.
Le secrétaire à l'US Navy, Thomas Modly, n'a pas apprécié. "Nous ne sommes peut-être pas en guerre dans le sens traditionnel du mot, mais nous ne sommes pas non plus complètement en paix", note-t-il jeudi en annonçant le limogeage du commandant au cours d'une conférence de presse. Et d'ajouter : "Nous demandons à nos commandants de faire preuve de jugement, de maturité, de leadership et de calme sous la pression". Or le commandant Crozier a "fait preuve d'un très mauvais jugement en période de crise".
Très largement diffusée sur les réseaux sociaux, dans le monde entier, l'affaire a pris un tour politique, en pleine campagne présidentielle, avec notamment un tweet de Joe Biden. Pour le candidat démocrate :
Le capitaine Crozier était fidèle à son devoir, à la fois envers ses marins et son pays. Les dirigeants de la marine ont envoyé un message effrayant au sujet de dire la vérité au pouvoir. Le mauvais jugement appartient ici à l'administrateur Trump, pas à un officier courageux essayant de protéger ses marins.
Avec la collaboration d'Eric Chaverou
Par franceculture.fr
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