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Mo Ibrahim:Les anciens dirigeants que nous récompensons ont les mains propres et ont donc une mauvaise retraite. Je leur dis : « Voilà assez d'argent pour vivre, pour voyager. Créez votre fondation, choisissez votre cause ! »

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Jeune Afrique: Ces derniers mois, le continent a connu plusieurs changements de régime, notamment
en RD Congo. L'élection du 30 décembre suscitait beaucoup d'inquiétudes, mais Joseph Kabila ne s'est finalement pas présenté et son candidat, Emmanuel Ramazani Shadary, ne l'a pas emporté. C'est une bonne chose?
Mo Ibrahim : Cette élection est une honte. Le vrai vainqueur, Martin Fayulu, a été écarté. Joseph Kabila a choisi « son » président en la personne de Félix Tshisekedi et il continue de contrôler bon nombre de leviers du pouvoir, notamment le Sénat. Très peu de voix ont critiqué ce scrutin. Les pays de la SADC [la Communauté de développement de l'Afrique australe], en particulier, ont couvert ces arrangements. C'est préoccupant.
Il y a aussi eu les renversements d'Abdelaziz Bouteflika en Algérie et d'Omar el-Béchir au Soudan, votre pays, sur lequel il avait régné pendant trente ans. Avez-vous été surpris?
Cela a été merveilleux ! Rendez-vous compte : en Algérie comme au Soudan, des gens se sont levés pour dire qu'ils en avaient assez. Je n'ai pas été surpris, parce que cela était devenu inévitable, mais j'ai été impressionné par la maturité politique des manifestants. Ce sont des jeunes qui, pour la plupart, n'ont connu que des pouvoirs brutaux, où la liberté est cadenassée.
Cela aurait pu se passer bien plus mal. Ensemble, des organisations de la société civile, des syndicats, des manifestants ont orchestré pacifiquement la lutte pour la liberté et le changement. C'est incroyable! C'est une leçon pour tous ces dirigeants qui s'accrochent à leur fauteuil.
Quel regard portiez-vous sur le régime d'Omar el-Béchir?
Ce régime islamiste était corrompu de toutes parts et engagé dans une guerre contre son propre peuple, comme cela a été le cas au Darfour. Durant ces trente années, il a quasiment détruit le pays. Ce qui s'est passé ces derniers mois est considérable, mais il faut rester vigilant. Un accord pourrait avoir été trouvé entre les militaires et les civils début juillet. Nous allons voir si les choses se mettent en place et espérons que l'armée est prête à ouvrir une nouvelle page. Trop, c'est trop!
Depuis 2009, Omar el-Béchir est sous le coup d'un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale (CPI). L'ancien président doit-il lui être livré?
Auparavant, je pensais que le plus important était qu'il accepte de quitter le pouvoir, fût-ce au prix d'une certaine impunité. Mais la donne a changé : Omar el-Béchir s'est accroché jusqu'à la dernière minute. Mi-juin, il a été inculpé au Soudan, mais le dossier du Darfour n'a pas été ouvert. La question est désormais de savoir si le nouveau gouvernement sera capable de le faire. Si la réponse est oui, nous n'aurons pas besoin de le transférer. En revanche, si les nouvelles autorités ne veulent pas ou ne peuvent pas le juger, alors il faudra l'envoyer devant la CPI.
La CPI est souvent critiquée sur le continent. Et l'acquittement de Laurent Gbagbo en janvier dernier a donné du grain à moudre à ceux qui estiment qu'elle s'acharne parfois contre les dirigeants africains...
Je souhaite bonne chance à Laurent Gbagbo! J'ai un grand respect pour la justice et je crois que la CPI est très utile face aux crimes les plus graves. Si certains pays sont incapables d'être du côté des victimes, il faut bien que quelqu'un le soit à leur place.
Médiateur dans la crise soudanaise, le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, surprend depuis son arrivée au pouvoir, en avril 2018. Que pensez-vous de lui?
C'est un jeune homme incroyable. Sa tâche n'est pas facile: il fait face à de nombreux défis, notamment à des conflits ethniques et identitaires. Mais j'ai eu l'occasion d'échanger avec lui, il est vraiment courageux et veut faire avancer son pays.
Est-il une exception à vos yeux ? Cela fait treize ans que vous avez créé la Fondation Mo Ibrahim, et la bonne gouvernance en Afrique semble ne s'être que peu améliorée...
C'est un long processus. Mais je crois que la génération actuelle est bien plus attachée à la démocratie et aux droits humains que ne l'était la nôtre. À mon époque, il était plus facile d'acheter des gens en échange de belles maisons ou de postes dans des ministères.
Qu'est-ce qui vous fait dire ça?
Lorsque j'étais jeune, l'accès à l'information était bien plus difficile. Nous n'avions qu'une chaîne de télévision ou deux, toujours contrôlées par le pouvoir en place. Aujourd'hui, les jeunes ont accès à tous les médias. Ils savent ce qui se passe autour d'eux et il est autrement plus difficile de les tromper. Les dirigeants futurs auront bien plus de mal à contrôler leur peuple.
La Côte d'Ivoire est le pays qui a le plus amélioré sa gouvernance entre 2007 et 2018, selon votre dernier index. Alassane Ouattara est pourtant critiqué par son opposition, qui le soupçonne notamment d'être tenté par un troisième mandat...
Depuis 2011, Alassane Ouattara a vraiment fait du bon travail. Il est arrivé à la tête de la Côte d'Ivoire après une très longue guerre civile, qui a quasiment détruit le pays, ébranlé ses systèmes sanitaires et éducatifs, ses institutions... Il a réussi à relancer la Côte d'Ivoire, afin qu'elle redevienne le moteur de la croissance de la région. Ce n'est pas rien. Un peu comme au Rwanda, où les changements ont été très impressionnants. Ce pays revient d'un génocide, et c'est aujourd'hui l'un de ceux qui affichent les meilleures performances économiques.
Mais Paul Kagame dirige le Rwanda d'une main de fer. Ces bonnes performances économiques n'ont-elles pas été obtenues au détriment de la démocratie?
Lorsqu'une femme ne parvient pas à nourrir sa famille, pensez-vous vraiment qu'elle se préoccupe d'abord de la démocratie dans son pays ? Je ne crois pas. Son problème, c'est d'abord de manger, de scolariser ses enfants, de faire soigner son mari. La démocratie, cela ne vient qu'après.
Malgré son régime autoritaire, vous estimez donc que le Rwanda est un modèle?
Je n'aime pas ce mot. Lorsque je suis allé à Kigali, j'ai demandé au président Kagame s'il préparait sa succession, s'il envisageait un transfert du pouvoir. Ce sont des sujets dont nous avons parlé librement.
Qu'est-ce qu'un bon chef d'État, selon vous?
Beaucoup de présidents tentent de faire de bonnes choses, mais choisissent les mauvais moyens pour parvenir à leurs fins. Prenez la Tanzanie : John Magufuli est arrivé au pouvoir en promettant de lutter contre la corruption. Mais ensuite, la situation a dérapé. Il a interdit des partis, opprimé la société civile. Maintenant, c'est comme s'il se prenait pour un dieu ! Trop de chefs d'État se croient irremplaçables et veulent rester éternellement au pouvoir, au mépris des lois et des institutions.
Les entrepreneurs peuvent-ils faire de bons présidents? Le Béninois Patrice Talon, par exemple, en est un...
Je ne crois vraiment pas que Patrice Talon fasse du bon travail. Ce qu'il fait contre ses opposants est déplorable. Il est censé être un homme sophistiqué, un grand entrepreneur, un libéral, tant d'un point de vue économique que politique. Comment s'est-il transformé en dictateur ? Il devrait faire attention, parce que son peuple n'oubliera pas ce qu'il a fait.
Le prix Ibrahim pour la bonne gouvernance n'a été décerné que cinq fois. Est-ce si difficile de trouver quelqu'un qui soit à la hauteur ?
C'est très difficile d'être un bon dirigeant. Imaginez cela en Europe : sur les quinze dernières années, trouveriez-vous quinze Européens qui mériteraient le prix? Jamais.
Aucun président d'un pays africain francophone n'a jamais été primé...
Il y a certainement de bons dirigeants dans ces pays. J'espère que l'un d'entre eux sera un jour récompensé. Mais ce sera au comité d'attribution du prix d'en décider.
Vous offrez une grosse somme, 5 millions de dollars, au lauréat. Est-ce à dire que le pouvoir n'est qu'une affaire d'argent ?
Je ne suis pas d'accord. Qu'offrons-nous? Cinq millions de dollars sur dix ans, soit un demi-million par an. Ce n'est pas énorme. Au Congo, en Angola ou ailleurs, les présidents peuvent gagner beaucoup plus s'ils s'enrichissent illégalement et profitent de la corruption. Ce que je leur propose, c'est peanuts !
Les anciens dirigeants que nous récompensons ont les mains propres et ont donc une mauvaise retraite. Je leur dis : « Voilà assez d'argent pour vivre, pour voyager. Créez votre fondation, choisissez votre cause ! » Avec ce que nous leur donnons, nous les encourageons à rester de bons citoyens. Ce n'est pas cher payé.
Ellen Johnson Sirleaf a été la dernière lauréate, en 2018. Elle a pourtant laissé derrière elle un pays très corrompu et est elle-même accusée de népotisme. Son fils est par ailleurs suspecté d'avoir joué un rôle dans la disparition de 100 millions de dollars... Méritait-elle vraiment d'être distinguée ?
Oui, bien sûr. Elle a été la première femme présidente en Afrique, ce qui ­ en soi ­ ne lui rendait pas la tâche facile. Elle a réussi à mener un pays qui avait été ravagé par la guerre civile vers sa première transition pacifique. C'est déjà énorme. Le reste, ce sont des allégations. Nous ne sommes pas à la recherche de la perfection.
Vous qui observez de près les dirigeants africains, n'avez-vous pas envie de vous lancer à votre tour en politique? Le Soudan est en train d'entrer dans une nouvelle ère, pourriez-vous y jouer un rôle ?
Non, impossible. Bien sûr, je ferai tout pour aider le nouveau Soudan, démocratique et civilisé. Mais je suis un homme âgé, je ne peux pas rentrer à Khartoum et prétendre prendre les rênes de mon pays! Je passe mon temps à regretter que de très vieilles personnes président encore aux destinées de ce continent...
Avez-vous foi en l'avenir du Soudan en particulier et du continent en général ?
Bien sûr. Je suis toujours optimiste. Sinon, la vie ne mérite pas d'être vécue, non ?

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