Au lendemain de l'ouverture d'une enquête en vue d'une procédure en destitution de Donald Trump,
accusé d'avoir demandé au président ukrainien Volodymyr Zelensky d'enquêter sur le fils de Joe Biden, Corentin Sellin, professeur d'histoire en CPGE et grand observateur de la présidence Trump, revient pour Paris Match sur la question.Paris Match. Nancy Pelosi a annoncé mardi l'ouverture d'une enquête en vue d'une procédure en destitution de Donald Trump, accusé d'avoir demandé au président ukrainien Volodymyr Zelensky d'enquêter sur le fils de Joe Biden. Quelle est la démarche ?
Corentin Sellin. C’est officialiser que la Chambre des représentants a lancé une procédure en vue d’un impeachment à l’encontre d’un président : il y aura une enquête à l’intérieur de la Chambre pour déterminer si le président doit être mis en accusation. C’est une sorte d’enquête préliminaire.
C’est une enquête purement parlementaire qui, théoriquement, doit être menée à l’intérieur du comité judiciaire de la Chambre. C’est ainsi que l’on avait procédé pour Richard Nixon en 1974 et Bill Clinton en 1998. Mais Nancy Pelosi serait hostile à reprendre cette formule et peut, selon le règlement intérieur, nommer une commission spéciale dédiée à cette enquête afin de mieux marquer la différence avec les enquêtes précédentes du comité judiciaire et pour donner encore plus de solennité. Cette question est très disputée entre les différents démocrates, Alexandria Ocasio-Cortez a par exemple déjà déclaré qu’elle ne voyait pas pourquoi il y aurait un comité spécial. Même les modalités précises de l’impeachment ne sont pas encore bien fixées entre les démocrates.
Cela fait des mois que Nancy Pelosi résistait aux appels à lancer la procédure, témoignant d'une bataille interne entre les démocrates modérés qui voulaient se concentrer sur 2020 et une ligne plus offensive qui souhaitait la destitution. La présidente de la Chambre des représentants était-elle cette fois-ci au pied du mur ?
C’est évidemment ce qu’a changé cette affaire ukrainienne. Le blocage, pendant plus d'un mois, de la plainte du lanceur d’alerte a été la goutte d’eau qui a fait basculer beaucoup de représentants modérés. Ils ont eu l’impression que Donald Trump se moquait d’eux. Depuis des mois, il refuse de transmettre ses documents financiers, empêche ses anciens collaborateurs de témoigner devant la Chambre, ne respecte aucun des pouvoirs de supervision et de contrôle de la Chambre… Avec ce lancement d’alerte qu’ils devraient pouvoir consulter selon la loi, beaucoup de démocrates ont été excédés et se sont lancés dans cette procédure, ralliant la ligne plus dure qu’ont tenue en particulier les jeunes élus de 2018 depuis plusieurs mois.
"On sent Donald Trump pour l’instant tout à fait à l’aise"
Joseph Maguire, le directeur du renseignement national qui n'a pas transmis la plainte au Congrès après avoir demandé l'avis de la Maison-Blanche, doit être entendu jeudi, le lanceur d’alerte s’est dit prêt à témoigner… Les démocrates sont-ils allés trop vite ?
Ce qui est très frappant c’est qu’à peine apprenait-on que Nancy Pelosi allait annoncer l’ouverture formelle d’une enquête que la situation relative à l’Ukraine s’est débloquée : Donald Trump, alors qu’il avait semblé hésité et qu’il est en pleine grande réunion internationale, a annoncé qu’il ferait publier un compte rendu de sa conversation du 25 juillet avec Volodymyr Zelensky. Quelques minutes à peine avant la prise de parole de Nancy Pelosi, on apprenait que le lanceur d’alerte était prêt à témoigner au Congrès au plus vite, peut-être même dès la fin de semaine. Quelques minutes plus tard, on apprenait que la Maison-Blanche était prête à publier le contenu de la plainte du lanceur d’alerte.
Cela interroge sur le timing : pourquoi l’administration Trump se dit prête à jouer la transparence –à voir si elle sera complète– alors qu’elle a bloqué la plainte, provoquant la fièvre de l’«impeachment» ? Il n’y a que deux hypothèses : l’administration Trump est effrayée, a compris que les craintes d’«impeachment» étaient sérieuses, et essaie de rentrer dans le rang. Ou, et ce n’est pas complètement à exclure, la rétention d’information était délibérée et avait pour but d’amener les démocrates à lancer cette enquête pour que Donald Trump, et on l’a vu mardi avec les vidéos, les appels aux dons qui étaient très en pointe dès l’intervention de Nancy Pelosi, joue le martyr, la victimisation à outrance, cela pour galvaniser sa base en criant à la chasse aux sorcières, ce qui peut être étayé si les informations publiées révèlent des éléments bien moins graves de prévu contre lui.
Il s'est même dit mardi «positif» malgré l'ouverture de l'enquête...
On le sent pour l’instant tout à fait à l’aise. Premièrement, il sait qu’à moins d’un cataclysme et que le lanceur d’alerte ne révèle un acte gravissime, on ne trouvera jamais 20 sénateurs républicains pour voter sa destitution, ce qui est une assurance tous risques pour lui. Deuxièmement, cela crédibilise totalement son récit d’une chasse aux sorcières, d’un président harcelé par une Chambre qui –il insiste beaucoup là-dessus– ne fait pas son travail législatif car elle ne cesse de le poursuivre. On le voit aussi dans ses tweets : il est très à l’aise, relayé sans cesse par Fox News, de poser en victime d’une persécution judiciaire. En cela, sa stratégie n’est pas très éloignée de celle employée par Bill Clinton en 1998/1999.
"Politiquement, le fils de Joe Biden est un gros handicap de sa campagne"
Combien de temps cette enquête peut-elle prendre ? Nous sommes à 13 mois de l’élection présidentielle.
On n’en sait rien mais on sera très vite fixés. Beaucoup de choses dépendront de ce qui va sortir du lancement d’alerte. Le lanceur d’alerte a sacrifié sa carrière et il sacrifiera bientôt une partie de sa vie en brisant l’anonymat qui lui est offert par la loi en témoignant au Congrès, donc cela laisse supposer qu’il a des choses très graves à dire. Si c’est le cas, l’enquête peut être très vite menée et arriver à un acte d’accusation sous quelques semaines. S’il témoigne par exemple d’une action politique de Donald Trump usant des moyens de la présidence pour influencer une puissance étrangère et obtenir un gain politique, cela rentre dans les crimes constitutionnellement compris dans l’«impeachment», cela peut aller très vite. Mais dans l’autre sens aussi : si jamais le lancement d’alerte s’avère être un pétard mouillé, l’enquête sera alors morte-née. Comme on l’a vu après l’audition désastreuse de Robert Mueller, le momentum sera totalement retombé. L’enquête aura existé mais elle retombera dans les limbes.
Quel est l'impact de cette enquête sur la campagne démocrate ?
Un des arguments qui a fait basculer les modérés est que l’action délictueuse présumée de Donald Trump aurait concerné Joe Biden, l’actuel principal candidat. Pour la première fois, la présidentielle et l’«impeachment» se sont imbriqués. On a vu Joe Biden appeler à l’éventuelle destitution de Donald Trump s’il ne collaborait pas avec le Congrès.
Le seul problème est l’éventuel effet boomerang : cela met sur le devant de la scène les actes de Hunter Biden, qui n’ont pour l’instant pas été considérés comme délictueux en Ukraine, et cela pourrait se retourner contre lui. Politiquement, le fils de Joe Biden est un gros handicap de sa campagne. Les démocrates, en incluant pour la première fois l’impeachment dans leurs primaires, ne vont-ils pas perturber leur campagne ? Aujourd’hui, tous les candidats sont obligés de se prononcer sur la question. Tous se sont empressés de dire qu’ils soutenaient Pelosi. Mais cet unanimisme peut, demain, se retourner contre eux.
Par Paris Match
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