
Alors que les Etats-Unis négocient leur retrait d’Afghanistan avec les talibans, les seigneurs de la
guerre manoeuvrent déjà pour se répartir le pays.Atta Mohammad Noor, interviewé par « Le Monde » en mars 2018
Le cliché du seigneur de la guerre hirsute, reclus dans son état-major de campagne, n’est plus de mise en Afghanistan. Deux décennies après la chute des talibans, ces féodaux modernes soignent leur mainmise sur telle ou telle province, jouant plutôt sur le clientélisme que sur la violence, et cultivant à l’occasion leur image internationale. Quelles que soient leur appartenance ethnique, ces seigneurs de la guerre observent avec la même appréhension la campagne pour les élections présidentielles du 28 septembre prochain, mais surtout le processus de négociations entre les Etats-Unis et les talibans.
LE POUVOIR DE KABOUL TRES AFFAIBLI
La perspective d’un retrait des forces américaines en 2020 a en effet sensiblement affaibli le pouvoir central, qui a été exclu, à la demande expresse des talibans, des pourparlers qui se déroulent, au Qatar, entre les Etats-Unis et l’insurrection afghane. Donald Trump veut obtenir à tout prix le retrait de son contingent hors d’Afghanistan, afin de valoriser un tel retrait lors de sa propre campagne présidentielle de 2020. Il semble dès lors disposé à se contenter d’assurances formelles des talibans sur la neutralisation des réseaux liés à Al-Qaida et à Daech, les talibans ayant d’ores et déjà mené des opérations meurtrières contre les partisans de Baghdadi en Afghanistan.
Le président Ashraf Ghani, au pouvoir à Kaboul depuis 2014, et de la même ethnie pachtoune que le commandement taliban, ne peut que faire les frais d’un tel accord. Il est pourtant candidat à sa propre succession, le scrutin, prévu initialement en juillet, ayant été repoussé de deux mois, déjà, pour ne pas compromettre les pourparlers entre les Etats-Unis et les talibans. Ghani retrouvera face à lui Abdullah Abdullah, son « chef de l’exécutif », un poste taillé sur mesures pour Abdullah en 2014, lorsqu’il avait prétendu avoir remporté la présidentielle contre Ghani. Sera aussi en lice Gulbuddine Hekmatyar, un des plus féroces seigneurs de la guerre, allié pachtoune des talibans jusqu’à un accord de réconciliation conclu avec Ghani en 2016. Les espoirs d’apaisement liés à un tel scrutin sont d’autant plus limités que les talibans ont menacé de mort les participants à cette élection.
LA RECONSTITUTION DES FIEFS
Plutôt que de s’investir dans la campagne présidentielle, les principaux féodaux s’emploient à consolider leur enracinement provincial. C’est le cas d’Atta Mohammad Noor, le maître tadjik de Mazar-e-Charif, qui n’excluait pas une candidature à la présidentielle, lors de son entretien avec « Le Monde » en 2018 (photo ci-dessus). Noor préfère contrôler désormais le carrefour commerçant du Nord, notamment les lucratifs trafics avec l’Ouzbékistan voisin. Il dispose de ses propres milices, qui agissent pour l’heure en parallèle et en collaboration avec les forces gouvernementales, mais qui pourraient sans doute les absorber localement en cas de relance de la guerre civile. Le même processus est à l’oeuvre dans la vallée du Panjshir, où le chef tadjik Bismullah Khan Mohammadi mobilise au nom de la menace croissante des talibans.
Cette même menace justifie les récents efforts de reconstitution milicienne menés par l’Ouzbek Abdul Rachid Dustom. Cet ancien général communiste, rallié en 1992 aux forces anti-soviétiques pour contenir les talibans, est, depuis 2014, Vice-président en titre de la République. Dustom est revenu en juillet 2018 d’un exil volontaire en Turquie, le temps que s’éteignent les poursuites lancées contre lui en Afghanistan pour une affaire particulièrement sordide de crime sexuel. Une telle montée en puissance ouzbèke inquiète beaucoup Atta Noor, dont le fief tadjik est voisin de celui de Dustom. Cette fragmentation croissante du Nord du pays s’aggrave, sur le plateau central, de la détermination de la minorité chiite des Hazaras à se défendre coûte que coûte des jihadistes. Déjà frappés par plusieurs attentats sanglants de Daech, les Hazaras n’ont guère confiance pour les protéger dans les forces gouvernementales. En outre, des milliers de Chiites afghans ont lutté sous le nom de « Fatimides » au sein des milices pro-iraniennes en Irak et en Syrie.
Il n’en faudrait donc pas beaucoup pour qu’un éventuel « front » anti-talibans se fissure entre les miliciens tadjiks et ouzbeks, voire les « Fatimides » aguerris, sur fond de règlements de compte entre seigneurs de la guerre. Au-delà du résultat de la prochaine présidentielle en Afghanistan, ces processus de fragmentation sont lourds de menaces multiformes. Ils font dès maintenant le jeu des talibans, qui, d’interlocuteurs uniques des Etats-Unis, peuvent se poser en garants de l’ordre et de la stabilité. Faut-il alors rappeler que c’est au nom de la lutte contre les seigneurs de la guerre que les talibans se sont déjà, par le passé, emparés de Kaboul?
C’était en 1996.
Par Le Monde
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