Vingt ans après sa mort, Fela Kuti, l'inventeur de « l'afrobeat », est plus que jamais vénéré au Nigeria.
Au point d'occulter la vraie personnalité de ce génie créatif.
Au point d'occulter la vraie personnalité de ce génie créatif.
A Lagos, pas une semaine ne se passe sans un hommage appuyé à Fela. Décédé le 2 août 1997, le père de l'Afrobeat (mélange de jazz et de high life ghanéen) fait plus que jamais l'unanimité. Vingt après sa mort, sa musique est toujours omniprésente. De Keziah Jones à Nneka en passant par Asha, la nouvelle génération de musiciens et de chanteurs nigérians se réclame de cet artiste décédé à 59 ans.
Aujourd'hui encore, sa musique créative et névrotique est considérée comme la bande son de Lagos, la ville où il a vécu l'essentiel de son existence. Celle où il est devenu un artiste célébré dans le monde entier. La ville où il a créé sa « Kalakuta Republik » et où il est décédé au cœur de l'été 1997. Des dizaines de milliers de Lagotiens s'étaient réunis pour assister à ses obsèques. Le New York Times a qualifié Fela Kuti de « personnalité la plus importante du siècle en Afrique dans le domaine culturel ». Fela n'était pas seulement un grand musicien, joueur de saxophone et compositeur des mélodies qu'il interprétait, il était également un poète comme en attestent certaines de ses chansons les plus célèbres telles que Water no get ennemy.
Ses fils perpétuent son oeuvre
Deux décennies après son décès, Fela est d'autant plus présent dans les esprits qu'il vit encore à travers ses fils Femi et Seun. Tous deux ont repris le flambeau de l'afrobeat. Femi qui vient de fêter ses 55 ans est un artiste mondialement reconnu, comme son frère Seun. Lorsque l'on voit aujourd'hui des photographies des concerts de Femi, il est difficile de les distinguer des clichés pris pendant les prestations de son père. Les deux hommes se ressemblent tellement désormais que d'aucuns imaginent à Lagos que Femi est la réincarnation de Fela.
Sur scène, la gestuelle de Seun est si proche de celle de son père qu'on ne peut pas ne pas en être troublé. Seun est aussi considéré par nombre de Lagotiens comme sa réincarnation.
Les deux artistes sont tellement occupés à cultiver – consciemment ou non – le mimétisme avec leur père qu'ils en oublient parfois de développer leur propre style et de faire preuve de créativité. Vingt ans après le décès de Fela, ils vivent toujours dans son ombre : un héritage sans doute trop lourd à porter.
Fela fait figure d'icône de la culture yorouba
Femi a recréé à Lagos, un « shrine » (un temple), une salle de concert en hommage au célèbre shrine où se produisait son père. Ce nouveau shrine est devenu le point de passage obligé de tous les « disciples » de Fela. Il faut y aller en pèlerinage et s'y faire photographier pour montrer que l'on sacrifie bel et bien au culte du grand homme.
Le visiteur à Lagos qui ne sera pas passé au moins une fois au shrine aura manqué à tous ses devoirs, il ne sera pas davantage pris au sérieux que le touriste qui n'aura pas vu la tour Eiffel à Paris. A force d'être consensuel, le shrine a sans doute perdu une partie de son âme. L'image de « saint Fela » vendue dans ce « lieu de culte » est un pieux mensonge qui sert aussi des intérêts commerciaux et politiques. Chaque année à Lagos et dans des dizaines d'autres capitales du monde, la Felabration (concerts et colloques en hommage au chanteur) est célébrée pendant une semaine en octobre.
Fela est devenu une icône de la culture yorouba (sud-ouest du Nigeria), comme Mandela a pu le devenir pour l'Afrique du Sud. Plus personne ne se préoccupe de savoir si le personnage fabriqué de toutes pièces par des thuriféraires très zélés correspond à la réalité.
Les gens qui ont bien connu Fela préfèrent garder leur réserve pour eux. Ils n'osent pas critiquer le grand homme publiquement. Pourtant Fela lui-même serait sans doute stupéfait de voir qu'aujourd'hui l'on veut le faire passer pour un « saint homme » politiquement correct en diable.
De son vivant, Fela était haï par une grande partie de la population. Sa musique s'écoutait souvent en cachette et son mode de vie choquait beaucoup de Nigérians. Aux yeux d'une partie de l'Occident, Fela était devenu une icône libertaire. Un « authentique africain » qui vivait sa sexualité librement avec sa trentaine d'épouses. « En réalité, Fela avait toutes les libertés, mais son entourage n'en avait aucune », estime Ade, l'un de ses proches dans les années 90.
A son domicile lagotien qu'il avait rebaptisé « Kalakuta Republik » et qui a été transformé en musée à sa gloire, ses épouses ne respiraient pas la joie de vivre. Elles devaient rester dans le salon jusqu'à ce que le roi Fela les appelle dans sa chambre. Un homme était chargé d'organiser l'emploi du temps des jeunes femmes. « Si Fela me disait qu'il avait besoin de Mary et d'Ify de 15 à 16 heures dans sa chambre. Il fallait que je vérifie qu'elles soient bien présentes au rendez-vous. Après s'il me demandait de faire venir Aïsha et Funmi de 17 à 18 heures, il fallait qu'il en aille de même. Je ne pouvais jamais rentrer chez moi. Il fallait sans cesse que j'organise l'emploi du temps de ses femmes », explique Bade, l'un de ses employés dans les années 90.
« Kalakuta république » et le trône du « roi Fela »
Les femmes les plus jeunes étaient dévolues aux activités sexuelles. Les plus âgées devaient se consacrer à la cuisine, au ménage et à la vente de cannabis aux habitants du quartier. Dans le salon, il était formellement interdit de s'asseoir sur un siège surélevé : le trône du « roi Fela ».
Les femmes de Fela se plaignaient fréquemment de ne pas avoir d'argent. Elles demandaient du « cash » aux visiteurs pour pouvoir s'acheter une « bière » ou « autre chose ».
Fela est, selon toute probabilité, décédé du sida : à la fin de sa vie il était très amaigri. Mais jusqu'au bout il a nié l'existence de cette maladie. Il affirmait haut et fort que c'était une « invention des blancs pour empêcher les Africains de vivre librement leur sexualité ». « Je ne peux pas attraper cette maladie puisque je bénéficie de protections magiques et que je suis immortel », affirmait-il tout de go.
« Mon petit frère avait fini par se croire immortel »
Son parent, le prix Nobel de littérature Wolé Soyinka, qui avait fait sa scolarité dans l'école dirigée par le père de Fela à Abeokuta (sud-ouest du Nigéria), avait affirmé à ce propos : « Mon petit frère avait fini par se croire immortel ».
Fela n'a jamais caché qu'il avait une libido particulièrement exacerbée. « Combien de femmes a-t-il contaminées? Sans doute beaucoup », estime une féministe nigériane, qui préfère garder l'anonymat. Encore aujourd'hui personne n'ose critiquer ouvertement l'icône.
Fela se réclamait du « juju » (la magie noire). Il s'est fait arrêter à l'aéroport de Lagos alors qu'il transportait illégalement une forte somme d'argent en dollars. Il était persuadé que les douaniers n'y verraient que du feu parce que son « marabout ghanéen avait rendu les billets invisibles ». Son plan a échoué. Ses croyances dans les pouvoirs mystiques de ce marabout lui ont valu un long séjour en prison. Quant au marabout, il a été roué de coups par les proches du musicien, déçus de découvrir que le spécialiste du « juju » s'était arrogé des pouvoirs qu'il ne possédait pas réellement.
Fela se moquait aussi ouvertement de la démocratie qu'il avait surnommée « Democrazy ». « Je ne crois pas à ce concept inventé par les blancs » avait-il coutume de dire. Au quotidien son comportement au sein de la « Kalakuta Republik » tenait plus de celui du seigneur féodal que de celui du démocrate. Il était épris de liberté pour lui-même, beaucoup moins pour les autres. L'entourage devait filer droit et doux sous peine de subir les foudres du « Dieu Fela ». Les châtiments corporels n'étaient pas rares. Ainsi un très jeune employé a été battu à mort sans que l'on sache réellement si c'est Fela qui a porté les coups fatals. Le crime du jeune homme : il était accusé d'avoir surfacturé un service.
Parmi les grands musiciens qui l'entouraient, peu sont demeurés longtemps à ses côtés. Lors de ses tournées en Europe, Fela avait la réputation de ne rien se refuser et d'accorder très peu à ses musiciens. « Pendant ses concerts à Paris, il faisait venir des prostituées de Londres en business class pour son usage personnel, mais il ne donnait pas d'argent à ses musiciens pour qu'ils s'achètent à manger », explique Ola, l'un de ses proches de l'époque. Ainsi, le batteur Tony Allen l'a quitté à l'issue d'une de ses tournées internationales. Elles rapportaient beaucoup d'argent à Fela et beaucoup moins à ses musiciens.
Parler du vrai « vrai » Fela reste tabou
Fela est issu d'une grande famille. Sa mère Funmilayo Ransome-Kuti était une célèbre poétesse yorouba et la première femme à posséder une voiture au Nigeria, Fela avait bénéficié d'une formation de haut niveau. Tout comme ses frères, il avait effectué des études supérieures à Londres. Même s'il chantait souvent en « pidgin », son anglais était des plus châtié, classique et chic. Brillant orateur, il avait été formé dans les meilleures écoles. Il a étudié la musique à Londres au Trinity College. Un bagage culturel qu'il a refusé à ses enfants. Ses fils ne sont jamais allés à l'université, malgré l'aisance financière de la famille, au motif que, selon lui, l'éducation occidentale n'était pas une bonne chose. Même s'ils ne le disent pas publiquement, certains de ses enfants lui en veulent énormément de les avoir privés d'un accès à l'éducation supérieure.
Vingt ans après sa mort, il est toujours tabou de parler du vrai Fela. Alors qu'il est impossible de comprendre son génie si l'on occulte sa personnalité réelle. Dès son plus jeune âge, des troubles mentaux importants avaient été diagnostiqués chez Fela. Sa famille a toujours su que son immense fragilité mentale était consubstantielle à son génie créatif.
« Vouloir faire passer Fela pour un saint et pour un homme lisse et sans histoire, c'est un peu comme vouloir faire croire que Vincent Van Gogh était un homme équilibré. Cela n'a aucun sens et cela empêche de saisir la réalité de ces génies créatifs », souligne l'un de ses proches. Il ajoute : « Bientôt, les langues vont se délier. Et certains vont oser parler du vrai Fela et de sa part d'ombre ».
Par Mandana Parsi
RFI
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